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tant qu’il est possible d’en juger par quelques-uns, les poètes d’aujourd’hui en Amérique ont une plus grande habileté poétique, mais il semble qu’ils l’aient acquise aux dépens de l’originalité. Et l’on dirait vraiment, à lire tous les poètes des Etats-Unis les uns après les autres, que ceux qui avaient le plus de génie » ont fait les vers les plus heurtés. Il y a là comme un manque d’équilibre. Est-il possible d’en apercevoir quelques raisons ?

Je crois en distinguer trois, desquelles il est assez malaisé de raisonner parce que ce sont des impressions confuses qui redoutent la clarté du jour.

Tout d’abord, les poètes américains sont l’épanouissement d’une nouvelle plante humaine, issue de vieilles variétés, greffée avec incohérence, et qui a poussé tout à fait au hasard, mais qui est bien réellement une plante nouvelle : transformée par le sol, le climat, la liberté de déployer ses exubérans rameaux ; et le jardinier anglais qui avait cru pouvoir étiqueter de son nom de producteur cette variété de ses plates-bandes doit renoncer à en tirer vanité. Mais si c’est bien une nouvelle race que ce peuple d’Amérique, quelle étrange histoire est celle de son intelligence ! Nulle histoire ne ressemble à la sienne. On chercherait en vain la période de recueillement que la culture de tous les peuples a traversée avant de s’affirmer : le cerveau américain, à la fois trop jeune et déjà vieux, n’a pas eu d’adolescence. Pendant deux siècles, le peuple nouveau ne cherche qu’à vivre sur le sol, à y prospérer, à organiser sa liberté et son gouvernement : c’est le souci de l’existence. Mais dès que celle-ci lui est assurée largement, dès que le jeune peuple sent sa force, c’est l’opulence qui arrive, et sa maturité hâtive est vite rassasiée des plaisirs qui s’achètent. Il s’étonne qu’il y ait des joies qui ne puissent s’acquérir, et en devient avide. Il éprouve le besoin du passé, malgré la splendeur du présent et les espoirs démesurés du lendemain ; il sent le besoin de la littérature, de l’art, parce que c’est une floraison de l’humanité et qu’il veut en fournir sa part, lui qui se sent devenir une nation. Mais il n’a d’autre formation que celle que lui ont versée les vieilles races, et c’est dans ses richesses qu’ils ont puisé.

Le génie poétique ne s’improvise pas plus qu’il ne s’acquiert ; le travail secret et silencieux qu’il réclame a manqué à l’enfant trop vite devenu homme, et trop tôt détourné des labeurs de l’esprit par la vie abondante qui émousse les facultés délicates et