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Les 11 000 livres ou publications diverses qui paraissent annuellement, sur le territoire de notre république, sont, comme bien on pense, fort inégaux sous le rapport des dimensions et du nombre des exemplaires. La statistique confond ici, sans les peser, des brochures et des dictionnaires, des opuscules tirés à 300 et des almanachs tirés à 300 000. Elle ne nous renseigne pas non plus sur le sort qui les attend : beaucoup ne vont pas loin dans le monde et sont guettés par le pilon. Il n’en demeure pas moins que la masse de papier noirci, chaque douze mois jetée sur le marché, est si écrasante que, pour absorber toute cette pâture intellectuelle, il faudrait que les Français ne fissent rien autre chose que de lire. D’autant plus qu’aux feuilles brochées s’ajoutent les feuilles volantes, les journaux quotidiens ou recueils périodiques de toutes catégories, tellement multipliés en nombre depuis dix-sept ans qu’ils compensent et excèdent de beaucoup la diminution de l’effectif livresque de 1891 à 1907.

La lecture a donc prodigieusement augmenté depuis cent ans, et c’est d’hier, semble-t-il, que l’on a inventé l’imprimerie, comme c’est d’hier que l’on a découvert l’Amérique, parce que l’usage de l’une et l’exploitation de l’autre exigeaient, pour se développer, des conditions économiques qui faisaient défaut jusqu’au milieu du XIXe siècle. De fait, l’imprimerie n’avait pas eu tout d’abord les résultats que nous serions portés à lui attribuer. Elle avait accru le nombre des livres, en diminuant leur prix ; elle n’avait pas énormément augmenté le chiffre des lecteurs. Pas plus imprimée que manuscrite, l’écriture n’avait de charme pour un peuple qui ne savait pas lire.

Même lorsque ce peuple posséda les premiers élémens d’instruction, le livre demeura trop cher et le lecteur trop pauvre pour que le premier pénétrât chez le second. Il y eut un public capable de lire les livres, bien avant qu’il y eût un public capable de les acheter.

Remarquons-le bien : ce qui a créé la lecture universelle, ce n’est pas du tout l’enseignement universel de la lecture ; ce ne sont ni les fondations d’écoles, ni les lois qui en facilitent ou en imposent la fréquentation. Cela c’est l’action « politique, » toujours extrêmement bornée et assez impuissante. Tout autre a été l’action « économique, » insensible mais souveraine. Vis-à-vis des citoyens que nous sommes, ces deux forces opèrent à la