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je n’ai pas tort de ne vouloir pas vous faire présent de deux ans de mon temps ; tandis que je revois mes écrits, il faut que je dîne. Je prendrai la liberté d’ajouter que, des pièces nouvelles dont je compte augmenter ce recueil, il n’y a point de libraire dont je n’eusse à l’instant ce que je vous demande. »

À cette même date, on racontait à Paris que Rousseau avait étrangement rançonné son éditeur, qu’il lui avait extorqué 9 000 francs ; qu’il était un Arabe, un juif. La vérité est que les éditeurs ne se faisaient nul scrupule de publier, même « avec privilège, » les œuvres qui ne leur appartenaient pas aussi bien que celles qu’ils avaient acquises. Chacun disait, pour excuser ses contrefaçons, qu’il était lui-même contrefait par d’autres ; et en effet, lorsqu’un livre avait quelque vogue, les éditions furtives se multipliaient aussitôt. Quant aux auteurs, ils ne se privaient pas non plus de revendre le même ouvrage à plusieurs éditeurs, si l’occasion s’en présentait.

Les prétentions de Jean-Jacques étaient fort modestes : réfugié dans le canton de Neuchâtel en 1765, il s’efforçait de céder la propriété intégrale de ses œuvres moyennant une rente viagère de 3 600 francs, — 1 600 livres, — « qui est la somme que je dépense annuellement depuis que je vis dans mon ménage, c’est-à-dire depuis dix-sept ans. » L’affaire manqua, il réduisit ses prétentions à 2 200 francs, s’engageant en outre à donner à ses acquéreurs ce qu’il pourrait publier par la suite. Il finit par traiter pour 1400 francs par an qui, joints à une pension de 660 francs, constituée par l’éditeur d’Amsterdam sur la tête de Thérèse Le Vasseur, et à la rente de pareille somme payée par le libraire Duchesne, lui fit un revenu de 2 720 francs par an.

Singulier contraste entre la valeur de talent, et même entre la valeur de succès, — puisque Rousseau remplissait l’Europe lettrée de son nom, — et la valeur d’argent. Saisissante preuve aussi de l’abîme qui sépare le domaine économique du domaine moral, et combien il est naïf de croire que l’on puisse, par décret, harmoniser ces deux domaines, les faire se pénétrer l’un l’autre, ou mieux asservir le monde des prix au monde des lois, ces prix fussent-ils les plus « injustes, » ces lois fussent-elles les plus justes.

Ce magicien de style, — séduisant ou funeste, il n’importe, — a semé des idées plutôt fausses que vraies, mais qui toutes ont porté ; il a changé les opinions, il a ébranlé les trônes et le prix