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destinés à d’utiles amis ; car Voltaire distribuait libéralement ses ouvrages, quoique au XVIIIe siècle le prix courant d’un volume in-8o fût de 15 à 20 francs. Pour l’impression de ses pièces de théâtre, il en fit cadeau, soit au libraire Prault, soit à des tiers, tels que l’acteur Lekain ou Mlle Clairon. Il admettait que Wagnière, son secrétaire, reçût de Panckoucke 12 000 francs pour prix d’une édition complète de ses œuvres : lui-même ne prenait rien.

C’était agir tout à fait en seigneur : le Voltaire écrivain ne trafiquait pas de sa plume ; il laissait au Voltaire financier le soin de l’enrichir. Calcul d’autant plus judicieux que les écrits étaient marchandise de peu de valeur et que ce n’était guère la peine de tant s’évertuer pour arracher âprement au libraire des écus que l’on pouvait mieux acquérir par d’autres voies. Mais calcul égoïste aussi : tous les hommes ne sont pas doués d’une double supériorité : combien parmi les travailleurs de la pensée au XVIIIe siècle étaient capables de travailler… pour le roi de Prusse ou de gagner leur vie autrement qu’avec leurs ouvrages ? En préférant au lucre médiocre de la littérature les amples bénéfices de la spéculation, Voltaire se dispensait personnellement des soucis ordinaires d’un métier peu rétribué, mais il n’émancipait pas la corporation ; au contraire, il contribuait à avilir les prix du labeur littéraire.

Tout autre fut Jean-Jacques Rousseau, qui s’appliqua sans cesse à vendre ses écrits le plus cher possible « pour se délivrer, dit-il, de la crainte de mourir de faim. » Il repoussa les pensions et les places et, certes, l’obstination de cet insensé de génie à tirer de son cerveau seul son maigre budget ne manque pas de grandeur. Jean-Jacques, que l’on a cru souvent dupé par les libraires, déploya au contraire dans ses rapports avec eux l’esprit le plus pratique ; il fit preuve d’une ténacité prudente, d’un esprit de suite et de méthode qu’il ne porta nulle part ailleurs dans sa vie décousue et tourmentée. Sa correspondance avec Duchesne à Paris, avec Marc-Michel Rey à Amsterdam, ses deux éditeurs ordinaires, est celle d’un parfait négociant ; mais d’un négociant qui mettrait son point d’honneur à ne tenir qu’une denrée presque invendable.

Par une ironie singulière, les deux ouvrages de Rousseau qui lui ont rapporté le plus furent le Devin du Village et le Dictionnaire de Musique. Encore les profits du premier