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IV

On fait souvent honneur à Voltaire d’avoir émancipé l’homme de lettres de sa condition subalterne, en montrant qu’un grand talent pouvait servir à gagner autant d’argent qu’une part dans la Ferme. L’exemple est fort mal choisi ; le talent de Voltaire n’a rien à voir absolument avec sa fortune, exceptionnelle pour son temps et même pour le nôtre. Elle s’élevait à l’époque de sa mort, d’après l’état détaillé écrit de sa propre main, à 350 000 francs de rentes. Rentes viagères pour les deux tiers, constituées sur sa tête et sur celle de Mme Denis, par contrats passés avec le duc de Wurtemberg, pour 125 000 francs ; avec l’électeur Palatin pour 26 000 francs ; avec des notaires de Genève pour 36 000 francs, etc.

Le patriarche de Ferney, qui tirait de ce fief suisse et de ses vassaux d’alentour 30 000 francs par an, affectionnait fort les valeurs étrangères. Il était aussi créancier, pour des rentes foncières et autres, de beaucoup de seigneurs français, des ducs de Richelieu, de Bouillon, de Villars, du prince de Guise, des comtes d’Estaing et de Bourdeille et possédait des intérêts en de multiples entreprises. Il spécula toute sa vie, sur le commerce des grains, sur la loterie, sur les vivres de l’armée, sur l’armement de Cadix, sur les rentes de l’Hôtel de Ville. Il fit des pertes et les répara au décuple. Ses capitaux étaient sans cesse en mouvement ; du fond de sa retraite, il achetait et vendait comme un échellier de la Bourse contemporaine.

En même temps fort économe et ne dépensant pas plus de 400 000 francs par an, il est à présumer que ses épargnes durant une longue vieillesse ont largement contribué à grossir son opulence. Tout cela prouve que Voltaire, comme il l’écrivait, était « un homme d’ordre, quoique poète. » Mais ce mérite financier n’a rien de commun avec le gain littéraire. Or de la littérature Voltaire n’a presque rien tiré. Il n’est pas d’écrivain moins intéressé. Le fils du tabellion Arouet, habile et dur en affaires, ne l’était nullement en affaires de librairie ou de théâtre.

Il donna plus de livres aux éditeurs qu’il n’en vendit ; il les donna souvent en échange d’un certain nombre d’exemplaires d’auteur « magnifiquement reliés et dorés sur tranches, »