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jurisconsulte du Coutumier de Beauvaisis fut aussi poète et romancier d’aventures. De grands chanoines, tels qu’Henri d’Andeli, écrivirent tour à tour des « dits » historiques et des « lais » rimes, comme la Bataille des Vins, avec cette nuance qu’ils réservaient aux premiers les honneurs du parchemin et consignaient seulement les autres sur des tablettes de cire.

Les professionnels appartenaient à toutes les classes : dans le Midi, des jeunes gens bien nés et pauvres gagnaient avec leurs vers de quoi continuer leurs études ; quelques-uns arrondissaient leur fief, ce qui leur serait assez difficile aujourd’hui par les mêmes voies. Un chevalier carcassonnais, possesseur de la quarte partie du château de Myrevaux, finit par acquérir la seigneurie entière « au moyen de sa belle et riche poésie. »

Parfois c’est un bourgeois, tel Anselme Faydit, fils de l’homme d’affaires de la légation papale d’Avignon, qui, ayant perdu sa chevance aux des « se fait comique, » jouant à la tête d’une troupe les pièces de son cru. Quoiqu’il « ordonnât la scène » et reçût « tout le profit des expectateurs, » nous demeurons sceptiques à l’affirmation de son historien que ses œuvres lui aient rapporté « des 2 000 et 3 000 livres Willermenses, » — ce qui correspondrait à quelque 200 000 francs ; — ce dramaturge du temps des Albigeois, que Pétrarque imita, dit-on, après avoir hanté durant vingt années les cours des princes, finit par se retirer auprès du marquis de Montferrat.

Cette clientèle d’un payeur unique n’avait rien du caractère asservi que nous nous figurons ; les gens du moyen âge avaient le préjugé tout opposé : le « bénéfice, » reçu en échange de l’hommage, était le fondement de la féodalité. Les rapports de suzeraineté personnelle étaient les rapports nobles par excellence, et il ne pouvait sembler plus étrange alors d’engager à autrui son talent que son épée. Sous des noms différens, jusqu’à la fin de l’ancien régime, les grands seigneurs de la naissance, plus encore que les grands seigneurs de l’esprit, tinrent à honneur d’être domestiqués au Roi.

Pour les vassaux de lettres du XIVe siècle, l’emploi avait ses écueils ; ces poèmes qu’ils faisaient pour la dame et que dans le couplet final ils « adressaient » au mari, n’étaient pas bien pris toujours par ce dernier, surtout lorsque sa femme faisait trop d’accueil à l’auteur. Honnêtement congédié, celui-ci, privé des belles robes, des armes et des chevaux qui constituaient son