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cercle qui a deux fois son âge ! Et il sait que ce Guttlieb a été jadis traité en ami par ses parens ! Et il ne s’avise pas que ces anciennes relations lui imposent une sorte de neutralité ! Voilà un pauvre chef de parti, un médiocre chef de famille, mais surtout un triste héros de théâtre. L’auteur a-t-il voulu le donner en effet pour un écervelé, et détourner de lui notre sympathie ? Rien ne le fait croire. La duchesse de Croucy, une fière aristocrate et une catholique convaincue, a eu un amant ; et ç’a été un banquier juif ! A-t-elle été amenée par des besoins d’argent, et pour échapper à la ruine, à consentir à un atroce marché ? Non pas. Elle s’est donnée librement à ce Guttlieb. Cela est fort invraisemblable. Et Guttlieb ! Il paraît qu’il est doucement ému d’avoir pour fils ce farouche antisémite et qu’il trouve dans la manière dont Thibault mène la campagne un je ne sais quoi de sémitique qui lui plaît. Tout de même, il fait de son côté de l’anticléricalisme, ce qui est de la dernière imprudence quand on a de par le monde un fils qui est un champion de l’autel. L’hostilité de Guttlieb contre les prêtres ne vient d’ailleurs pas de ce que vous pourriez penser. Mais il aurait voulu que le confesseur de la duchesse de Croucy permît à celle-ci de revoir son amant — en tout bien tout honneur. L’ecclésiastique n’ayant pas compris de cette manière son devoir sacerdotal, c’est de cela qu’il en veut aux Jésuites : il leur reproche que leur morale ne soit pas assez accommodante. Et voilà, d’après lui, le crime de l’Église… Ces gens sont bien extraordinaires !

Le dernier acte, où le prince de Clare se lamente sur la lutte vraiment intestine des deux êtres qui sont en lui, le juif et le chrétien, nous a paru terriblement subtil, alambiqué et partant obscur. Je ne suis même pas sûr que nous ayons écouté ces doléances avec toute la gravité qui eût convenu. Que voulez-vous ? Ce drame noir ne nous émeut pas. Ces personnages nous ont trop l’air de bonshommes fabriqués tout exprès pour nous faire peur. Nous conservons notre liberté d’esprit. Nous songeons que la destinée est une grande mystificatrice, une artiste en ironie. Elle a pris le jeune Thibault comme jouet. Lui donner pour père un Juif, c’était bien le plus joli coup à faire à un antisémite !

M. Bernstein est demeuré fidèle, malgré lui peut-être, au théâtre de situation. Il lui faudra rejeter avec plus de décision des procédés dont il est resté prisonnier. Il sait son métier comme pas un ; il lui reste à se soucier davantage de l’observation et de l’analyse ; c’est à cette condition qu’il pourra ambitionner le genre de succès que nous lui souhaitons