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s’explique avec une sincérité si évidente, d’après des principes si solides, avec une logique si serrée, qu’on est aussitôt tenté de lui donner raison. C’est ici qu’on peut, sans honte, être toujours de l’avis du dernier qui vient de parler. Le vieux marquis, nous l’avons vu, estime que, pour qui veut garder sa place, le bon moyen est de n’en pas bouger : il est partisan de l’immobilité. Landri tout au rebours. On devine chez lui un travail de pensée qui, à mesure, l’écarte davantage de son père. Il aime, il respecte, et, d’une certaine manière, il admire ce père ; mais ce qu’il ne saurait faire, c’est de penser comme lui. Malgré lui, il le juge. Et c’est en se plaçant au même point de vue que lui, comme doit le faire un bon logicien, qu’il est amené à le désapprouver. Admettons en effet que la fortune du pays soit liée à la survivance d’une classe dirigeante : rien ne dure, qu’en se transformant. Nous n’empêcherons ni le temps de marcher, ni les choses de changer autour de nous ; et puisque le milieu se modifie, le devoir social d’une classe qui veut vivre est de s’y adapter. Cela lui apparaît clairement et aussi qu’une classe dirigeante, quand elle a cessé de diriger, n’a plus de raison d’être. En quoi consiste, en effet, cette vie noble que le marquis se vante d’avoir menée ? Il a chassé, il a donné des dîners ; il a donné des dîners et il a chassé ; il n’a jamais fait autre chose. Il n’y a peut-être pas de quoi être si fier. Il est vrai qu’il a dépensé sans compter, ce qui a grand air, mais qui aboutit à des réalités terriblement vulgaires, le jour où les dépenses excèdent les revenus. Il est vrai qu’il s’est fait voler, jusqu’à l’entière déconfiture ; ce qui peut être d’un gentilhomme, mais qui est aussi et plus sûrement d’un sot. Au bout d’une pareille existence, il y a la culbute. Et c’est le sort auquel n’échappe pas la maison de Claviers-Grandchamp, menée aux abîmes par son chef. Lui, au contraire, Landri, voudrait vivre et agir. Une carrière restait ouverte devant lui, la carrière militaire : il y est entré avec enthousiasme, il s’attache avec opiniâtreté à y rester. Il aime son métier de toute son âme, parce qu’il se rend compte que ce métier le rattache à la vie générale de son époque.

Ce conflit de deux idées est aussi bien celui de deux caractères et de deux tempéramens. Dirai-je que j’imagine le marquis plus sanguin et Landri plus nerveux ? Mieux vaut ne pas nous aventurer dans ces considérations physiologiques et nous en tenir à l’étude des âmes. Autoritaire et intransigeant, le marquis est possédé de l’horrible manie de la certitude. Landri est une âme inquiète : le doute le travaille et le scrupule le met au supplice. La famille