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figure ; mais une fois qu’on avait en main ce protagoniste, la pièce était faite… » Erreur complète ! Un tel raisonnement témoigne d’une entière méconnaissance des lois du théâtre. Un caractère ne suffit pas à faire une pièce, et il n’est même pas un commencement de pièce. La Bruyère eût été un détestable auteur dramatique, et il l’a bien prouvé le jour où, refaisant le Tartufe de Molière, il lui a substitué un Onuphre beaucoup plus vrai mais déplorablement peu scénique. Une des causes qui ont fait la faiblesse de la comédie au XVIIIe siècle, est que les auteurs d’un Méchant, d’un Glorieux ou d’autres pièces agencées autour d’un caractère, ont confondu le métier d’auteur dramatique avec celui de moraliste. Au surplus, il s’en faut que M. Bourget ait donné au rôle de l’Émigré le développement énorme qu’on prétend ; il l’a plutôt, reculé à l’arrière-plan. Il n’est pas exact que le marquis soit continuellement en scène, ni que sa volonté impérieuse courbe les têtes et maîtrise les événemens. Au premier acte nous le voyons juger à titre d’arbitre une contestation entre un fermier et un journalier ; et c’est, si l’on veut, une survivance du seigneurial droit de justice ; mais d’ailleurs l’arbitrage est prévu, admis, réglé par la législation ouvrière la plus moderne : ce n’est pas encore cela qui nous replonge en pleine féodalité. Nous constatons aussi que ce gentilhomme ne se soucie aucunement que son fils épouse une lectrice ; c’est un sentiment qu’il partage avec beaucoup de parens bourgeois. Au second acte, il n’a qu’un rôle muet : il est l’ami venu prendre des nouvelles d’un ami agonisant ; du reste il ne comprend ni ne soupçonne le drame intime dont le secret vint de nous être révélé et qui le touche de si près. A l’acte suivant, il discute, il supplie, il ordonne, sans rien obtenir. Au dernier acte, nous assistons à « la fin d’un marquis ; » il apprend qu’il n’est pas le père de son fils ; il est obligé de vendre le domaine héréditaire ; il reconnaît le mariage fait malgré lui et que naguère il repoussait avec tant d’énergie : il s’avoue vaincu. Volontaire, entêté, durant toute la pièce il a résisté, inutilement d’ailleurs ; mais aucune initiative n’est partie de lui. Une pièce de théâtre ne vit que d’action. Et le rôle du marquis n’est le principe d’aucune action.

Faut-il croire alors que l’élément dramatique de l’Émigré consistât dans la révélation qui frappe Landri en plein cœur, en lui découvrant le secret de sa naissance ? La pièce enclose dans le récit était-elle ce drame de famille : l’adultère installé au foyer du marquis, la vérité éclatant après tant d’années ? L’auteur n’a-t-il eu qu’à dégager cette charpente intérieure des développemens, tableaux, études de mœurs