Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 48.djvu/194

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

au delà de l’établissement définitif du suffrage universel en 1848, au-delà même de sa quasi-instauration par les assemblées révolutionnaires. Encore est-ce bien lui-même qui y aspire ? Ou plutôt n’y aspire-t-on pas pour lui ? Ce mouvement fut, à son début, un exercice de lettrés. La transformation du milieu politique qui devait résulter de l’application du Nombre à la mécanique de l’Etat, autrement dit de l’application du suffrage universel au gouvernement de la France, n’a été subite que dans les institutions ; elle était, depuis près d’un siècle, depuis plus d’un siècle, préparée dans les esprits ; annoncée, amorcée par la destruction ou la diminution des anciens pouvoirs et des autorités anciennes, par les progrès sans cesse croissans de la notion d’égalité, ou, ce qui revient au même, si ce n’est un peu plus, par la critique de plus en plus vive, de plus en plus âpre, du fait d’inégalité sociale et politique entre les hommes.

Mais le Nombre ne fut pas tout d’abord, dans la pensée des philosophes, et, conséquemment à cette pensée, le suffrage universel ne devait pas être, dans sa forme et figure, ou plus exactement dans son mode de vivre, dans sa manière de se conduire, dans ses façons et ses tendances, ce que les circonstances historiques l’ont fait. Tel que les plus hardis des livres l’avaient d’avance présenté, l’avènement du Nombre, ce devait être l’arrivée à la vie publique de la presque totalité de la nation, l’accession à un droit égal de presque tous, bourgeois, artisans, ouvriers et paysans, confondus en un seul peuple, d’une seule masse, d’un seul bloc. Tout ce qui n’était pas noble, d’une part, et, d’autre part, tout ce qui l’était, ou croyait, ou prétendait l’être ; d’une part, le petit nombre ou, quoique bien accru au cours des derniers règnes, le nombre encore relativement petit de ceux qui jusque-là avaient été privilégiés ; de l’autre, riches et pauvres ensemble, maîtres et compagnons ensemble, la foule de tous ceux qui jusque-là avaient été ou croyaient ou prétendaient avoir été oubliés, ou dédaignés, ou sacrifiés, et qui souffraient, jusqu’en sa décomposition, des iniquités du régime féodal, même vidé de son âme et tombé en lambeaux : le plus grand nombre, le grand nombre, le Nombre. C’était cela, ce fut cela, tant que le Tiers-Etat engloba aussi le Quart-État, tant que le Quart-État ne s’en détacha pas ou qu’il ne le détacha pas de lui ; tant que l’inégalité de fait ne parut pas faire obstacle à l’égalité de droit, tant qu’on ne médita pas de fonder sur elle