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égards ; ou plutôt, il n’y’a déjà plus à leurs yeux, à bien parler, de droits privés, mais seulement une utilité publique ? » Qui, sinon Le Trosne, avait décidé : « La nation est gouvernée depuis des siècles par de faux principes ; tout semble y avoir été fait au hasard. La situation de la France est infiniment meilleure que celle de l’Angleterre ; car ici on peut accomplir des réformes qui changent tout l’état du pays en un moment, tandis que chez les Anglais de telles réformes peuvent toujours être entravées par les partis ? » Qui, si ce n’est Mercier de la Rivière, — « l’ordre naturel et essentiel des sociétés » en personne, — avait proclamé : « Il faut que l’Etat gouverne suivant les règles de l’ordre essentiel, et quand il en est ainsi, il faut qu’il soit tout-puissant ? » Et qui, si ce n’est un de ses adeptes : « Que l’Etat comprenne bien son devoir, et alors qu’on le laisse libre ? » Qui donc enfin, sinon l’abbé Baudeau, s’était écrié : « L’Etat fait des hommes tout ce qu’il veut ? »

« Ce mot résume toutes leurs théories, » ajoute Tocqueville, qui, pour son compte, les résume ainsi : « L’Etat, suivant les économistes, n’a pas uniquement à commander à la nation, mais à la façonner d’une certaine manière ; c’est à lui de former l’esprit des citoyens suivant un certain modèle qu’il s’est proposé à l’avance ; son devoir est de le remplir de certaines idées et de fournir à leur cœur certains sentimens qu’il juge nécessaires. En réalité, il n’y a pas de limites à ses droits, ni de bornes à ce qu’il peut faire ; il ne réforme pas seulement les hommes, il les transforme ; il ne tiendrait peut-être qu’à lui d’en faire d’autres !… Cette forme particulière de la tyrannie qu’on nomme le despotisme démocratique, dont le moyen âge n’avait pas eu l’idée, leur est déjà familière (aux économistes). Plus de hiérarchie dans la société, plus de classes marquées, plus de rangs fixes ; un peuple composé d’individus presque semblables et entièrement égaux, cette masse confuse reconnue pour le seul souverain légitime, mais soigneusement privée de toutes les facultés qui pourraient lui permettre de diriger et même de surveiller elle-même son gouvernement. Au-dessus d’elle, un mandataire unique, chargé de tout faire en son nom sans la consulter ; pour l’arrêter, des révolutions, et non des lois : en droit, un agent subordonné ; en fait, un maître[1]. » Comme exemple,

  1. L’Ancien Régime et la Révolution, ch. XV, p. 241 à 250.