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ils seraient traités selon toute la rigueur des lois. Et nos demandes perpétuelles d’indemnités, de représailles ou d’excuses pour la moindre avanie infligée à des cliens souvent peu recommandables : tout cela, convenons-en, doit fatiguer à la longue les patiences et les bonnes volontés les plus robustes.

Nos optimistes ripostent que, sans nous, l’anarchie administrative, financière ou judiciaire serait, pour l’Orient, un fléau cent fois plus funeste que l’actuel contrôle européen. D’autres célèbrent en termes lyriques l’influence civilisatrice des grands centres cosmopolites. Ces villes d’Orient envahies par l’étranger seraient, à les en croire, des foyers d’activité incomparables, de véritables creusets intellectuels où les mentalités les plus diverses finissent par se fondre et s’amalgamer, — en tout cas, des lieux d’échange pour les idées comme pour les produits de l’Orient et de l’Occident. La thèse est peut-être juste, mais dans une mesure beaucoup moindre qu’on ne l’imagine. En réalité, chacun vit de son côté, et, tout en tirant au râtelier commun, chacun méprise cordialement son voisin. Ainsi, en Egypte, le Musulman traite de haut le Copte, son frère, et ne daigne frayer ni avec le Syrien, ni avec le Grec, — et tout ce monde en bloc est tenu à l’écart par l’élément européen qui se subdivise en une foule de petites colonies et de petites coteries extraordinairement excitées les unes contre les autres. On se rencontre et l’on s’abouche journellement, mais dans cette foule qui poursuit des intérêts divergens, nul ne se soucie de connaître les âmes adverses. On ne se connaît réciproquement que par ses instincts combatifs, par tout ce qui repousse et dissocie. Si l’on s’emprunte quelque chose, ce ne sont que des vices, ou ce qu’il y a de plus immédiatement négociable et utilisable dans le matériel des civilisations.

Et même lorsqu’on s’emprunte des idées, — les âmes restant ce qu’elles sont, c’est-à-dire étrangères et contradictoires, — ces idées y produisent des résultats également étrangers et contradictoires. C’est une formule purement scolaire de répéter que le trafic mondial, ou même les congrès scientifiques internationaux préparent une entente universelle. Négocians, professeurs ou idéologues n’ont, en ces rencontres, d’autres préoccupations que de placer leur marchandise et de s’en revenir au plus vite, après avoir goûté chez le voisin quelques agrémens. Personne n’est plus indifférent qu’un commis voyageur à l’âme