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« Le goût, » encore une fois, « le bon goût, » dans la pensée et dans le langage de Rameau, c’est ce que nous appelons le génie. Et le génie, — écoutons ici M. Laloy, écoutons-le longuement, car il parle à merveille, — le génie, c’est aussi, pour Rameau du moins, « l’inconscient, l’instinct obscur, l’âme déraisonnable, enfin tout ce qui peut effrayer un esprit clair et méthodique comme le sien. Mais il est artiste : il sent que l’œuvre est imparfaite, sans cette consommation suprême qui lui donne la vie. Peu lui importe alors que la mélodie soit d’origine mystérieuse : elle est le dernier degré de perfection. »

Vous dites : « Peu lui importe. » Non pas si peu que cela et vous-même vous l’avez reconnu tout à l’heure : « Rameau ne quitte pas ce domaine interdit à la science sans y jeter un regard de regret et d’envie. Si l’instinct reprend ainsi ses droits, ce n’est pas en vertu d’un privilège de la musique, mais par une infirmité de notre pensée, que dans le fond du cœur il espère corriger un jour. Il ne lui plaît pas que rien échappe à l’empire de la raison. Son esprit ordonnateur a l’horreur de tout ce qui est indéterminé, insaisissable, arbitraire. L’infini, pour lui, c’est le vague ; l’inconscient, c’est l’obscur. Il rêve d’un art sans mystère.

« C’est là, » continue M. Laloy, « c’est là une ambition qui va droit à l’encontre d’une de nos croyances les plus chères. Entre la science et l’art, nous avons élevé des barrières infranchissables, et nous avons mis d’un côté toute la rigueur de l’algèbre, de l’autre toute la liberté du sentiment. Le dieu de notre esthétique se reconnaît à ce qu’il est un dieu inconnu. C’est faire un froid éloge que d’attribuer à une œuvre la clarté, la logique, et une de ces belles ordonnances que l’on peut, suivant le mot d’Aristote, embrasser d’un coup d’œil… Le poète est devenu un prophète, le peintre un magicien qui transforme la nature, le musicien un organisateur de symboles. Un mysticisme intempérant ne nous parle que d’évocations, de suggestions, de mondes inaccessibles et de splendeurs entrevues. Nous avons bien raison, puisque tel est notre goût. Mais il faut comprendre aussi que ce goût ne se développe que depuis un siècle. Il fut un temps où l’on ne demandait pas autre chose à l’artiste que de voir juste et de raisonner bien. Ce temps est le XVIIe et le XVIIIe siècle, en France particulièrement ; son esprit est l’esprit classique, dont Rameau est profondément imbu. Son cas est un défi presque insolent au préjugé moderne. Car il nous montre, justement dans l’art que nous vouons le plus volontiers au jeu des forces inconscientes, un génie réfléchi, calculateur, dont nous voudrions tout au plus pour un philosophe ou