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Ainsi parle Rameau lui-même et M. Laloy continue ainsi, avec non moins de raison : « Le devoir de l’artiste, c’est de sortir de soi ; l’objet de la musique, d’imiter la vie dans toute la variété qu’elle peut offrir. L’abbé du Bos a écrit tout un livre sur le mot d’Horace : ut pictura poesis. Rameau y souscrirait volontiers pour sa part. Il veut des portraits fidèles, des traits justes-et frappans, une ressemblance éclatante. »

Autant qu’en principes scientifiques, le Traité de l’harmonie abonde en règles, j’allais dire en recettes de sentiment. On y trouve notamment cette déclaration : « Il est certain que l’harmonie peut émouvoir en nous différentes passions, à proportion des accords qu’on y emploie. Il y a des accords tristes, languissans, tendres, agréables, gais et surprenans. Il y a encore une certaine suite d’accords pour exprimer les mêmes passions, et bien que cela soit fort au-dessus de ma portée, je vais en donner toute l’explication que l’expérience peut me fournir. » Rameau la donne en effet, il essaie au moins de la donner, et les pages qui suivent n’ont pour objet que de déterminer le caractère moral ou passionnel, autrement dit l’éthos des accords ou des suites d’accords, des consonances, des dissonances, en un mot de tous les élémens de l’harmonie.

A la fin, quelqu’un demandera peut-être : « Et la mélodie ? » Il faut pourtant que Rameau lui trouve, ou lui fasse une place. Il la lui fera donc, et si haute, et si belle, qu’en dernière analyse et comme par un retour involontaire, toute la théorie ou tout le système du maître harmoniste va se trouver, je ne dis pas sacrifié, mais soumis à ce principe indéfinissable, irréductible, et souverain. Écoutons cet aveu : « La mélodie n’a pas moins de force que l’harmonie. Mais il est presque impossible de pouvoir en donner des règles certaines, en ce que le bon goût y a plus de part que le reste.

« Ainsi nous laissons aux heureux génies le plaisir de se distinguer en ce genre, dont dépend presque toute la force du sentiment ; et nous espérons que les habiles gens, pour qui nous n’avons rien dit de nouveau, ne nous sauront pas mauvais gré d’avoir déclaré des secrets dont ils auraient peut-être souhaité d’être les seuls dépositaires, puisque notre peu de lumières ne nous permet pas de leur disputer ce dernier degré de perfection, sans lequel la plus belle harmonie devient quelquefois insipide, et par où ils sont toujours en état de surpasser les autres ; ce n’est pas que, lorsque l’on sait disposer à propos une suite d’accords, on ne puisse en tirer une mélodie convenable au sujet… mais le goût en est toujours le premier moteur. »