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Pierre-Paul Rubens. Tous trois ont, avec une puissance égale, fixé un des côtés de l’âme de leur race, et l’âme totale de leur époque. Et, des trois, Breughel a été le plus simple et le plus sincère. »

Mais M. Charles Bernard me permettra-t-il de penser que lui-même, à son tour, va peut-être un peu trop loin dans l’éloge, et que son parallèle entre « les trois sommets de la peinture flamande » dépasse les limites habituelles de l’admiration de tout bon biographe pour le grand homme qu’il a entrepris de nous révéler ? Pourquoi et comment Breughel aurait-il été « plus sincère » que ce Van Eyck dont M. Bernard nous a affirmé, précédemment, que son Adoration de l’Agneau était « le chef-d’œuvre de l’esprit humain ? » Et pour ce qui est de Rubens, le plus ardent poète de toute la peinture, soutenir que celui-là a été « moins sincère » que Breughel, n’est-ce point comme si l’on disait qu’un Couperin a eu plus de « sincérité » qu’un Beethoven, ou un Mathurin Régnier qu’un Racine ? Les poètes ont une façon à eux d’être « sincères » qui, pour être différente de celle des artistes en prose, ne leur est pas forcément inférieure. « Plus simple, » d’autre part, je veux bien admettre que Breughel l’ait été, si l’on entend par là qu’il a poursuivi un objet plus restreint, moins haut, et plus proche de nous ; mais une telle manière d’être « plus simple » n’a guère de quoi, non plus, être tenue pour un élément de supériorité. Et surtout je m’étonne que M. Bernard ne se soit pas rendu compte de tout ce qu’il y avait d’excessif à vouloir placer l’œuvre de Breughel au « sommet » de l’art de son pays, « entre Van Eyck et Rubens : » car ces deux derniers maîtres doivent précisément leur éminence à la grandeur de l’objet qu’ils ont poursuivi et atteint, tandis qu’il est trop clair que Breughel, malgré tout son génie, s’est proposé une tâche « plus simple, » et qui ne pouvait point le mettre à même de « fixer, avec une puissance égale, l’âme totale de son époque. »

Non, je ne puis pas croire que l’estime grandissante des connaisseurs pour le vieux maître brabançon les autorise jamais à proclamer celui-ci l’égal d’un Van Eyck ou d’un Rubens, de ces merveilleux créateurs de vie et de beauté ! Mais, après cela, M. Bernard a pleinement raison de protester, au nom de notre goût moderne, contre l’opinion des contemporains de Breughel le Vieux, telle que nous l’expriment les éloges de Lampsonius. A nos yeux, Breughel est assurément quelque chose de plus et de mieux qu’un « amuseur ; » et nous ne consentons plus même à voir en lui « un nouveau Jérôme Bosch, » — encore que Jérôme Bosch, lui aussi, se soit désormais grandement