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sympathies involontaires. On imagine donc aisément que, chez une nature aussi forte que Brunhilde, l’aura donnera la sensation d’un feu dévorant et qu’un homme sans peur osera seul la braver par la puissance de son désir. Telles sont, pour l’occultiste, les concordances psychiques et cosmogoniques du mythe et de la grande poésie avec la science.

Cette scène finale de la Walkure fait penser à l’incarnation d’une âme, aperçue d’une sphère supraterrestre et dirigée par un puissant esprit. Elle produit un effet d’ordre magique, une émotion surhumaine que le spectateur impressionnable traduit souvent par ces mots : « Je me suis senti transporté dans un autre monde. » J’ai tâché de montrer le pourquoi de cette impression unique dans le théâtre moderne. De ce tableau si profondément ésotérique passons à la dernière scène du Crépuscule des Dieux, qui forme la conclusion de la Tétralogie et nous présente la mort de l’héroïne. Ici Schopenhauer a imprimé son sceau. C’est peut-être le seul endroit de l’œuvre de Wagner, où le poète ait vraiment subi le philosophe. Brunhilde, trahie par Siegfried, l’a fait tuer par Hagen et jette une torche allumée dans le bûcher du héros, où elle va se précipiter elle-même. Alors d’une voix solennelle elle annonce l’incendie du palais des Dieux. Ils vont finir avec elle. Mais la femme consciente, qui maintenant a vu le fond des choses à travers sa douleur, proclame devant tous son testament.


Brunhilde. — La race des Dieux a passé comme un souffle. Je laisse le monde sans guide. Mais je lègue aux hommes le pur arcane de ma science sacrée. Ni la terre, ni l’or, ni maison, ni cour, ni pompe seigneuriale, ni les liens trompeurs des pactes humains, ni la dure loi des mœurs hypocrites — ne donnent le bonheur. — Dans la peine et la joie, il n’est de félicité — que dans l’Amour[1] !


Cette fin est saisissante et dramatique, mais elle n’offre à l’humanité future d’autre perspective que l’anarchie. Quoi ? Dans le raccourci grandiose de ses quatre drames, le poète nous a fait

  1. L’influence de Schopenhauer est d’autant plus évidente dans ce morceau, que, dans la première version de l’œuvre, la Mort de Siegfried, publiée au tome II des Œuvres complètes, Brunhilde tient un tout autre langage. Là elle annonce qu’après avoir été consumée par le feu avec Siegfried elle le présentera à Wotan et qu’ainsi le héros, l’héroïne purifiés délivreront le Dieu de la malédiction qui a pesé sur lui et sur eux. Or cette conclusion date d’une époque où Wagner ne connaissait pas encore Schopenhauer.