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passé. Le livre portait un titre abstrait et rébarbatif : Le monde comme volonté et comme représentation. Le philosophe s’appelait Schopenhauer. Wagner en demeura ébloui. Du premier coup, le philosophe de Francfort l’avait conquis et subjugué. L’emprise dura jusqu’à la fin de sa vie.

La nouveauté de la philosophie de Schopenhauer pour son temps, son succès légitime provient de ce qu’elle fut une transition entre les philosophies qui fondent la connaissance sur le pur raisonnement (telles que Hegel, Kant et les matérialistes Büchner et Moleschott) et une philosophie fondée sur l’intuition directe des choses. « En réalité, toute vérité et toute sagesse réside dans la contemplation, » dit Schopenhauer. Cette contemplation de l’univers, aidée de l’intuition, fait deviner à l’esprit humain les archétypes de tous les êtres qui se cachent derrière leurs imparfaites copies matérielles. De là la supériorité du grand art, qui voit l’âme des choses et leur ensemble, sur les sciences particulières, qui ne voient que leur apparence et leur détail. Telle la partie profonde et féconde de Schopenhauer. Sa partie superficielle et stérile réside dans sa définition de « la chose en soi » ou de « la volonté de vivre » conçue comme principe de l’univers. Son erreur consiste à voir dans l’instinct aveugle l’origine du grand Tout, alors qu’il n’est qu’une des manifestations inférieures de la nature de l’homme. Son étroitesse est de refuser à l’univers le principe de sagesse inhérent à l’Ame et à l’Esprit, qui sont les modeleurs de tous les mondes petits et grands. De là le pessimisme primordial et final de ce philosophe. Le monde, pour Schopenhauer, est mauvais en principe et ne peut aboutir qu’au mal et à la souffrance. Il ne devient supportable que par la pitié et par l’art. Le seul moyen de le rendre parfait serait de le supprimer pour arriver à l’inconscience finale. Sombre conclusion de belles prémisses ; un portique de marbre donnant sur un abîme noir et sans fond, voilà cette philosophie. En somme, Schopenhauer est platonicien en esthétique, bouddhiste en morale et presque matérialiste en métaphysique.

Il est facile de voir ce qui séduisit Wagner dans ce système. Il y trouvait des argumens pour son esthétique et une confirmation de ses expériences intimes. La souveraineté de l’intuition par rapport aux autres facultés répondait à ses propres perceptions. La supériorité de l’art sur la science et la religion