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Les bateaux de poste voyagent surtout pendant la nuit. Nous avons recommencé de parcourir cette saga de pierre et d’eau que la nature semble avoir composée pour le divertissement et l’horreur des yeux humains, mais, cette fois, vent debout, sous une pluie pâle, à travers des îlots et des récifs funéraires où les mousses vertes luisaient étrangement. De temps en temps, le navire mouillait au fond d’un fjord et jetait à quelques maisons perdues des nouvelles du monde.

Il ne vient point d’étrangers à Balstad, et Balstad, au milieu des fjells marins, n’en est pas emprisonné comme Svolvœr. Dans les découpures et sous les redans de ces masses granitiques si bizarrement dentelées, dont les cimes se creusent en cratères ou lancent vers le ciel leurs aiguilles de clochers, des rangées de cabanes sur pilotis, les couleurs rouges déteintes, l’escalier bancal, le toit de tourbe verdoyant, aussi vides que des carapaces abandonnées, attendent leurs hôtes de l’hiver, les pêcheurs de morues.

Sonne la Noël : ils accourront des côtes du Norrland, sur les mêmes barques dont les Vikings écumaient les mers, tous, les Lapons, qui rament comme ils parlent, à coups rapides et menus, les Finnois à coups longs et tenaces, les Norvégiens à coups égaux et forts. Trente mille pêcheurs répandus aux Lofoten rafleront en trois mois plus de trente millions de morues. Les bateaux de sauvetage, qu’on appelle ici les bateaux de tempête, trépignent dans les ports. Médecins, télégraphistes, inspecteurs, juges, gendarmes, commissaires de police sont là, debout à leur poste ; et, derrière eux, pullulent, sortis on ne sait d’où, se faufilant dans l’ombre, flairant les filets lourds, attirés avec les mouettes et les goélands autour des riches entrailles qui empuantissent les vents du soir, des juifs chargés de pacotille, montreurs d’ours et contrebandiers d’eau-de-vie. Ces trognes disparaissent en même temps que les morues. J’en ai retrouvé qui se séchaient des rafales de l’hiver, au bord du golfe de Bothnie, sur la place du marché de Karlsborg.

Alors Balstad s’emplit de la rumeur qui, depuis plus de mille ans, éclate, par intervalles aussi réguliers que les courans de la mer et la marche des poissons, sur les rocs acérés des Lofoten. On l’entend déjà gronder du fond des Sagas poissonneuses. Les mêmes cris : « La morue arrive ! » ont retenti à travers les âges, mais aujourd’hui précédés des sonneries du