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Et la voiture s’arrêta. La gare de Cuddalore était devant moi. Bientôt, allongé sur la couchette du compartiment dont j’étais le seul et bien heureux occupant, je me rendormis, rêvant des pagodes et des enceintes ruinées de Genji. Aux premières heures du matin, je me réveillai à Trichinopoly. Le bengalow de la gare me reçut. Une housemaid irlandaise me conduisit dans une chambre confortable avec abondance de brocs, de serviettes, et, par l’autre porte, un bottier hindou, en turban, se présenta, armé d’une bouteille de soda. Je reconnus à ces signes que j’étais en sûreté sur le territoire anglais. A Soupou succédait la civilisation. Sur la place plantée d’arbres sévèrement émondés à l’ordonnance, deux policemen se dressaient, portant leur court bâton. Ouï, j’étais dans l’Inde anglaise.

Cheick Iman, envoyé à la découverte, revint bientôt avec un fiacre. Cette boîte carrée, montée sur deux roues, attelée d’un minuscule cheval, poussait, à chaque mouvement, une plainte pareille à celle d’Argo à la voix humaine : « Bien sûr, me dis-je une fois installé et plié en deux dans ce véhicule sans grâce ; bien sûr, les ais vont se disjoindre, et je roulerai dans la poudre du chemin. Ou bien mon poids prévaudra sur celui du cheval qui, guindé entre les brancards, fendra inutilement l’air de ses quatre pieds. » Mais la savante voltige que pratiquait le cocher, pour compenser les deux masses en équilibre instable, empêcha cet accident, et je fus déposé sans dommage chez le collecteur du district. La maison n’en avait d’oriental que son architecture fondamentale : les vides occupaient quatre fois plus de surface que les pleins, suivant la disposition que les Européens donnent en tous pays chauds à leur résidence.

Dès l’entrée, l’Angleterre se manifestait dans le mobilier aux lignes grêles et sèches, aux profils anguleux, dans les vases aux courbes molles, dans les portemanteaux compliqués, les hottes pleines de cent outils qui servent à jouer au golf, les raquettes de tennis et leurs tendeurs : l’Inde disparut comme par enchantement. Le domestique qui m’accueillit, avec son veston anglais dont une boutonnière laissait passer la chaîne d’une montre, avec son court pagne de coton troussé sur une culotte de toile anglaise, ne gardait de l’Inde que le visage bronzé, et aussi les jambes et les pieds nus. Il s’exprimait en anglais. Il me demanda ma carte, puis disparut. Un autre boy lui succéda, qui était son exacte doublure. Il m’introduisit dans un grand