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d’être retenu chez lui par quelque indisposition. D’ailleurs, à part les civilités personnelles dont il était l’objet de la part du prince de Bismarck, nous ne saurions nous rappeler une seule occasion où le chancelier allemand ait fait preuve, dans ses paroles et dans ses actes, d’une déférence politique spéciale envers la personne du chancelier de Russie. Celui-ci, cependant, en sa qualité de doyen des grands diplomates européens, aurait été si friand d’un peu d’encens de la part de M. de Bismarck, en présence des membres du Congrès ! M. de Bismarck le sentait bien et on aurait dit qu’il s’étudiait à enlever toute illusion et toute espérance à ce sujet à son collègue de Russie.

A la troisième séance du Congrès, le premier plénipotentiaire ottoman avait demandé la parole et, avant que le président la lui eût donnée, le prince Gortschakoff la demanda à son tour. C’était la première fois que le chancelier russe devait parler au Congrès. Le président fit remarquer au prince que le plénipotentiaire ottoman avait la priorité. Le prince Gortschakoff persista à vouloir parler le premier. Le plénipotentiaire ottoman s’offrit par courtoisie à céder son tour au prince : celui-ci n’accepta pas. Mais le prince de Bismarck n’en voulut pas moins que le plénipotentiaire parlât le premier. Tout cela produisit une petite scène qui fut fort remarquée, et à la suite de laquelle le prince Gortschakoff jeta avec emportement son papier et ses lunettes qui allèrent tomber de l’autre côté de la table.


De ces scènes, le prince de Bismarck faisait des gorges chaudes avec ses amis et, jusque dans ses Souvenirs, il a multiplié les témoignages de sa rancune inapaisée.

Son incontestable supériorité, le respect craintif dont il était entouré de la part de toutes ces excellences chevronnées et galonnées, eussent dû le rendre plus indulgent. Les manières de ces personnages désuets déchaînaient sa formidable humeur. Beaconsfield, pas plus que Gortschakoff, ne trouvait grâce devant lui. Il riait sous cape de leurs procédures solennelles, de leurs façons romantiques et, pour dire le mot, un peu « vieux jeu. » Ni l’un ni l’autre n’étaient des hommes techniques, encore moins des géographes. Plus d’une fois, ils embrouillèrent les questions, quand on comptait sur leur capacité pour les élucider.


Le prince Gortschakoff, quelque brillant qu’il eût été à une époque de sa vie, n’a jamais été un homme d’affaires. Il maniait bien la phrase, mais il se maintenait toujours dans les généralités… Je n’exagère pas en alléguant qu’avant son affaiblissement physique, il était incapable de désigner sur une carte, même à peu près, les différens pays de la péninsule balkanique ou bien, par exemple, la situation de Kars et de Batoum. Lorsque le prince parlait affaires, il aimait à tracer les magistrales, disait-il ; en un mot,