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En venant au Congrès, la France a fait preuve de bonne grâce et d’humeur conciliante. On lui en sait gré. D’ailleurs, on a besoin d’elle, on la ménage. La politique de la « douche chaude » et de la « douche froide » subsiste bien encore, mais avec une atténuation appréciable. C’est que les positions respectives se sont modifiées ; il n’y a pas avantage à irriter perpétuellement une nation dont les forces se reconstituent et qui, rentrée dans l’orbite des puissances européennes, peut devenir un point d’appui pour les combinaisons adverses.

Quant à la Turquie, dont l’existence et les territoires sont en cause, on la traitera comme une vaincue. Qu’elle ne s’avise pas d’être un obstacle aux projets complexes du chef de l’Europe, Trop heureuse que la main puissante la retire de l’abîme où elle était plongée !


Le prince est tellement dominé par l’instinct politique, qu’à proprement parler, il n’a ni ami ni ennemi de cœur. Cela est vrai en général ; quant à l’Empire ottoman, le prince ne croit pas à son avenir… Intelligence d’élite, il n’admet pas les choses à demi. Il estimerait peut-être un Turc du vieux régime. Il comprend moins le Turc progressiste et cherchant à s’assimiler la civilisation européenne… Il ne fait pas plus de cas des populations orientales… Salisbury ayant demandé, pour la deuxième fois, qu’on assignât un jour pour ce qu’il appelait la « question arménienne : » — « Encore une ! » s’écria hautement M. de Bismarck, visiblement impatienté… Le prince de Bismarck ne manque aucune occasion de faire voir que, à son avis, la question orientale, en tant que se rapportant à des peuples et à des formes de gouvernement placés en quelque sorte en dehors du cercle de la civilisation européenne et n’ayant aucun avenir, ne doit intéresser l’Europe que par les conséquences qu’elle peut avoir sur les relations des grandes puissances entre elles. C’est à ce titre seulement qu’il ne dédaigne pas de s’en occuper. C’est dans cet ordre d’idées qu’il a dirigé le Congrès et qu’il a travaillé pendant toute sa durée, s’efforçant de calmer les prétentions rivales des cabinets européens et d’écarter, comme oiseuse et inutile, toute question qui n’était pas de nature à influer directement sur les relations diplomatiques des puissances[1].


En somme, à cette heure solennelle, le prince, dominant ses passions, a jugé et il a pris son parti. Ce qu’il veut, c’est une solide organisation de l’Europe centrale, capable de tenir tête au besoin des deux côtés à la fois, indépendante de l’ingérence anglaise, sans lui être hostile. Il s’est donné pour tâche d’inspirer la confiance et de fomenter, entre les autres, la méfiance. Tout

  1. Souvenirs inédits de Carathéodory pacha.