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l’horreur de la mort ! Dieu les aura épargnées à cette angélique créature qui n’avait jamais eu une pensée, un souffle qui ne fût selon la perfection et qui était déjà si digne du ciel où elle nous attend et nous assiste de son amour. De nous alors et de nous depuis, il n’y a rien à vous dire. Vous jugez de l’état de sa mère ! Le mien est le plus douloureux que j’aie senti de ma vie : il n’y a plus ni avenir, ni goût de l’existence, ni espérance, ni désir de rien. Mais j’ai le cœur cicatrisé déjà de tant de blessures mortelles que je supporte cette dernière avec plus de stoïcisme. A quoi sert même de gémir ? Je me soumets par ma raison et par ma volonté à la raison suprême, à la volonté toujours juste, toujours bénissable de Dieu. Voilà tout ce que je puis faire. Marianne est admirable. Quand je pensais de loin à la possibilité d’un événement pareil, je pensais qu’elle en perdrait ou la raison ou la vie, elle n’en a perdu que son bonheur à jamais, elle vit de sa douleur et de son affection pour ses devoirs envers ceux qu’elle aime encore.

Vous me direz maintenant : Que ferez-vous ? Je n’en sais rien, tout m’est égal. Mon idée est de m’en aller vite par Constantinople et l’Allemagne et de mener Marianne passer six semaines à Turin pendant que j’irai, moi, emporter mes chères reliques, que j’ai fait embaumer, dans la chapelle de ma mère à Saint-Point et recevoir le premier contre-coup d’un si affreux retour dans nos maisons à jamais vides.

Après cela, je la reprendrai et la ramènerai à Mâcon pour passer quelque temps. Puis je ne sais où. Je quitterai ce pays-ci avec regret malgré ou à cause du souvenir que j’y ai plus présent de ces derniers mois de bonheur. Nous ne pouvons, à cause de la saison, de la mer et des neiges du Liban, partir d’ici avant le premier avril ; nous irons par terre par Damas et Alep à Antioche jusqu’au golfe d’Alexandrette où notre vaisseau nous prendra. Peut-être même irons-nous par terre jusqu’à Smyrne, à travers l’Asie Mineure. Cela dépend de la guerre et de la peste. Ibrahim-Pacha vient de battre une dernière fois la dernière armée du Grand Seigneur et de prendre le grand vizir, cent pièces de canon et des milliers d’hommes. Cela nous fait croire à la paix. Il n’y a plus de Turquie.


À ce langage d’une si émouvante simplicité et d’une si douloureuse précision, nous nous reprocherions de rien ajouter.

Quelques jours, plus tard, Lamartine recevait de lady Stanhope une lettre de condoléances où de folles imaginations se mêlent au sentiment de très réelle pitié que lui inspirent les fugitifs de Saint-Jean d’Acre venus lui demander asile.


Djoun, le 11 janvier 1833.

Monsieur,

Aussitôt que j’ai entendu de votre malheur je vous aurais écrit, si j’avais pensé que cela vous aurait été agréable ; mais la douleur prend tant de formes, que je craignais d’être indiscrète ! Une personne qui a vos connaissances et votre imagination, a dû épuiser toutes les idées, toutes les