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hors cela qui eût consommé sa déchéance ; elle l’enveloppa d’effluves câlins, prodigua, sous ses yeux, ces poses dissoutes et ces gestes las par quoi la volupté s’insinue dans les moelles et déboulonne les volontés.

Sans positivement en être sûre, elle devina qu’elle bénéficiait d’une espèce de confusion, à raison de sa ressemblance physique avec une autre. Elle n’eut plus dès lors qu’une pensée : se substituer de plus en plus à son occulte rivale, et, pour cela, adopter autant que possible le genre, l’allure et l’espèce de séduction de l’Inconnue. Elle se fit troublante à souhait, approfondit ses altitudes, scella de mystère le coffret vide de son cœur. Avec un art infernal, elle assortit à son âme d’emprunt la ligne de sa coiffure, la nuance et la coupe de son vêtement ; ses cheveux, ramenés sur le front, simplement, sans effort, au moyen d’une raie sur le côté, mirent une ombre dans ses yeux et comme une ferveur mystique ; des voiles légers, d’un gris presque blanc, et flottans, écroulés sur elle comme une nuée, achevèrent de l’apparenter aux fantômes. Abusé déjà par sa propre imagination, Le Hagre fut littéralement dupe de ces habiles manœuvres. Il adora cette femme pour tout ce leurre éblouissant qu’elle avait su jeter autour de sa personne, et dont elle utilisait froidement le pouvoir magique.

Le charme, entretenu par elle avec un soin diligent, dura deux mois, pendant lesquels Le Hagre s’enivra longuement du philtre qu’avec un zèle prudent elle lui mesurait. Un incident banal devait, en faisant naître en lui un premier soupçon, lui faire découvrir bientôt le fond répugnant et la vile astuce de cette femme. Entré un jour, sans qu’elle l’attendît, dans un salon où il ignorait devoir la rencontrer, il la trouva causant avec un ingénieur, Firmin Greslou, dont on vantait beaucoup à ce moment l’intelligence, et qui avait réussi à se glisser dans le monde en faisant adroitement valoir son mérite, lequel consistait en une invention qu’il disait merveilleuse, et dont on ne savait rien sinon qu’elle allait, selon lui, révolutionner l’industrie automobile. Large et trapu, rogue et compassé, le chef garni d’une compacte toison rousse taillée en brosse, l’ingénieur développait, tandis que Le Hagre entrait, une thèse inédite sur l’amour-passion. Mme de Mortier, qui tournait le dos à la porte, et qui ne se doutait pas que quelqu’un était là, depuis un moment, qui l’observait, se montra, dans son tête-à-tête avec