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les supprimer de cette terre ? Ils l’habitent, ils en sont l’âme toujours vivante, et je sens bien maintenant que, sans eux, les paysages qui m’ont le plus exalté, m’auraient paru moins beaux… Ces morts inoubliables m’ont-ils, en récompense, livré quelques lambeaux de leur secret ? Suis-je capable, à présent, de les voir autrement que comme de vains fantômes ? Je ne sais. Mais, du moins, la poésie flottante dont je les environnais se sera un peu solidifiée, au contact du sol qui les porta. Ma vision déformée se sera redressée sur plus d’un point, et j’aurai enseveli dans le ravin des Phédriades tout un fardeau de vieux mensonges littéraires.

Voici le jour. Les sabots de nos chevaux, lancés au grand trot, sonnent sur les cailloux d’Apollon. Derrière nous, au-dessus des montagnes de Phocide, le soleil se lève. La vallée fauve d’Amphissa se colore de rose comme un morceau de désert égyptien, et, parmi les étendues stériles, les pâles verdures des oliviers imitent des oasis perdues dans les sables. Là-bas, le golfe de Corinthe, pressé entre les rivages, s’étale, pareil à un Nil débordé, sous les vapeurs douteuses de l’aube.

A peine, refroidis, les rochers de Delphes vont brûler et resplendir, un jour encore, dans l’horreur sacrée de la Lumière.


LOUIS BERTRAND.