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Cependant il faudrait une règle fixe pour chaque milieu, chaque nouveau stade de civilisation. Laquelle va-t-on adopter ? Par exemple, pour les drames légendaires, choisira-t-on la période mycénienne comme étalon approximatif de la couleur locale ? Le choix serait assurément fort contestable. Se bornera-t-on à reprendre le costume tout conventionnel en usage sur les théâtres grecs de l’époque classique : la robe traînante, les brodequins, la haute perruque, les étoiles voyantes et chamarrées de broderies ? Nous trouverions cela fort laid, et ce serait encore arbitraire. Le plus simple est de faire par principe ce que l’on fait instinctivement aujourd’hui, de sélectionner, dans l’antiquité grecque prise en bloc, les formes qui nous paraissent les plus heureuses, celles qui flattent le plus notre oui, et d’en composer un spectacle de beauté.

Mais comment animer ce spectacle ? comment y introduire l’image vraisemblable d’une humanité primitive, lointaine, qui, néanmoins, ne soit pas complètement étrangère à la nôtre ? Dans un opéra, la question est vite tranchée. La musique, de par son essence même, simplifie tout, supprime les différences de temps et de milieu. Mais, dans une tragédie, il en va tout autrement. Il y faut une psychologie, bien caractérisée, ou autrement l’œuvre dégénère en poème allégorique, en symbolisme creux.

On répond à cela que nous possédons, sur l’âme grecque, des documens positifs et de première main, — à savoir toute la bibliothèque des auteurs anciens. Mais est-on sûr de les bien comprendre ? Savoir lire un texte, y percevoir seulement ce qu’auraient perçu les contemporains eux-mêmes, voilà qui est excessivement rare. On affirme qu’un des grands mérites du XIXe siècle, c’est d’avoir appris à déchiffrer avec méthode les documens du passé, d’en avoir mis en quelque sorte l’intelligence à la portée de tous. En réalité, il s’en manque de beaucoup. Outre la compréhension d’une foule de particularités ethniques ou psychologiques qui échappent souvent aux plus érudits, trop d’autres détails se dérobent ! (Nous ne saurions même pas jouer une tragédie de Racine selon le véritable esprit du temps.) Mais ce qui rend un drame d’Eschyle ou de Sophocle à peu près inintelligible, c’en est précisément l’essentiel ; c’est la difficulté de pénétrer dans des âmes dont nous sommes séparés autant qu’on peut l’être par notre éducation et par les