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nous attrister. Souvent ce que sait telle vieille femme illettrée de la campagne, héritière de la sagesse proverbiale des générations qui vécurent devant les mêmes prairies, dépasse en valeur vraie, en valeur vitale, l’acquis de telle jeune fille du village élevée à l’école primaire supérieure, qui lit des romans et des journaux, et rêve de la ville et du plaisir. Son expérience qui s’ajoute à la sagesse proverbiale des ancêtres est directe, personnelle ; elle lui vient de sa vie ; elle correspond exactement aux tâches et devoirs de cette vie, à ses circonstances actuelles ou possibles, parce qu’elle se limite à ses horizons fixes et certains. Cette expérience est de l’espèce voulue par la nature et qui sert à la vie ; enregistrée dans le fond organique de l’être, devant une difficulté, elle commande et dirige immédiatement un acte. Il ne faut pas dire qu’un tel esprit soit inerte ou vide. Ignorante de l’arithmétique, cette paysanne calcule de tête ; sa mémoire est plus sûre de n’avoir jamais compté sur le secours de la lettre écrite ou imprimée. De ce qu’elle a vu, appris, compris, rien qui n’y soit fortement inscrit. Elle ne raisonne pas de toutes choses, mais seulement de celles qui sont ses réalités, réalités bien générales, étant celles d’une existence humaine, et qu’elle a lentement méditées en silence : joies, souffrances, deuils, résignations, devoirs d’une femme et d’une mère, et les travaux de tous les jours, et les choses des bêtes et des champs. A son être vrai la lecture n’a jamais substitué de personnage imaginaire, superposé un vague rêve d’ailleurs et d’autrement. Ses contours d’âme sont demeurés simples, de plus en plus fermes à mesure qu’elle a vécu. Elle est elle-même, avec contentement et gravité, et de là, sur son visage, ces traits vénérables de constance et de sérénité, ces plis sérieux de travail et d’ancienne réflexion, cette patience, ce caractère de haute dignité que nous respectons dans les fermes et sérieuses figures que peignit un Holbein, que nous retrouvons encore dans les seules physionomies modernes de beauté véritablement générale et profonde, celles des vieillards de nos campagnes, — de ces campagnes-là surtout, Bretagne, Écosse, pays des lacs anglais, où les traditions sont tenaces, où la foi reste pour les Ames ce que nul savoir ne peut être : un principe de force, de forme et d’unité, c’est-à-dire, encore une fois, un aliment de vie.

Le vrai, c’est que bien peu d’hommes sont faits pour voir plus loin que le petit champ de leur existence.