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le champ de blé, les oiseaux de la forêt, aussi bien que le bétail domestique, car l’homme ne vit pas seulement de froment, mais aussi de la manne du désert, de toute parole mystérieuse et de toute œuvre incompréhensible de Dieu. Heureux de ne point les comprendre, non plus que ne les comprenaient ses pères, et qu’autour de lui s’étende jusqu’à l’infini l’émerveillement de son existence[1] ! »

Et plus heureux encore ces enfans-là qui peuvent connaître les choses et les créatures des bois et des champs, sans quitter leur maison natale. Entre toutes les disciplines qui dessinent et serrent les contours de la personne humaine, celles de la famille sont les premières à modeler l’âme en la fixant à un groupe et une tradition. Avec quel enthousiasme grave Ruskin a parlé des peuples et des temps où chaque génération se reliait fortement à la précédente ! — continuité rendue visible par la permanence de la demeure ancestrale. Alors la maison des aïeux, sérieuse par la masse et l’honnêteté de ses matériaux, était comme une personne, et presque humaine, pénétrée de l’âme que lui faisait son passé, animée d’un esprit qui se jouait dans son architecture en fantaisie d’ornemens inventés avec joie pour elle, et non point tristement fabriqués au moule. De la personne qu’était une telle maison, quelque chose se mêlait pour toujours à la naissante personne de l’enfant. Là, sous les poutres que ses pères ont assemblées, le jeune homme apprenait qu’il n’est pas solitaire, indépendant, mais un anneau dans une chaîne, et ce qu’il doit à ses morts. Là surtout, il commençait à prendre idée de cette cité que Burke appelait une société de morts et de vivans fixée sur une certaine terre. « Car dans la demeure qu’ils ont laissée, l’esprit des morts habile bien plus que dans leurs tombes. » Inerte est le monument de la tombe, mais vivant est le monument de la maison, chargé des influences qu’y ont laissées les morts et qui s’exercent sur leurs fils. Quelle forte enveloppe à la vie que les murs respectés d’une telle demeure ! Comme elle s’y moule et s’y abrite contre les agitations du dehors ! Comme elle y apprend le respect de la règle, les journées bien rythmées, la paix, cette paix tant aimée de Ruskin, celle des formes justes et des équilibres assurés !


La jeune créature ainsi animée, enveloppée, protégée, son

  1. Unto this Last, IV.