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sain ! « Faites son corps dans sa jeunesse aussi fort et beau que possible. S’il faut que l’Angleterre le destine, comme aujourd’hui la plupart de ses enfans, à quelque métier qui, le dégradant, abrégera sa vie, au moins qu’avant de le tuer elle lui laisse goûter la vigueur et la joie de sa jeunesse pour en épanouir la beauté. Ensuite, si tel est son plaisir, qu’elle l’empoisonne ! Economiquement, l’arrangement sera plus sage, car il faudra plus de temps pour tuer l’homme que si on l’avait attelé dès l’enfance à sa tâche, et elle bénéficiera d’un surplus de travail qui la remboursera, — et au-delà, — de ses frais d’éducation. »

Donc enseignez, et surtout appliquez à l’enfant « les lois de la santé. » À cette fin, mettez vos écoles dans la verte campagne, « dotez-les en toute propriété de grands espaces de terre. » Et que les économistes ne protestent pas au nom de leur économie ! L’argent est une semence qui doit fructifier en vie. « Courir, monter à cheval, tous les exercices individuels d’attaque et de défense, voilà les premiers points de l’éducation[1]. » La danse aussi, pour que le corps s’entraîne aux gestes de grâce et de rythme, et le chant qui fait l’âme joyeuse, aussi bien qu’il traduit sa joie. « Il devrait être plus honteux de ne savoir point chanter que de ne savoir ni lire ni écrire. Car il est parfaitement possible de mener sans livres ni encre une vie heureuse et belle, mais non de n’avoir pas envie de chanter si l’on est heureux. »

En ces écoles de campagne où viendront les enfans des villes, les âmes aussi s’épanouiront. Là-dessus rappelons-nous la mystique idée de la nature qui soutient toutes les théories d’art de Ruskin : la beauté de la terre, du ciel et de la mer, c’est la trace spirituelle de Dieu sur son œuvre, une mystérieuse présence qui, lentement, en silence, agit sur l’homme et le vivifie. C’est d’elle que Ruskin enfant reçut sa force ; il avait quinze ans quand, à la vue des Alpes, « sa destinée se fixa pour toujours dans ce qu’elle devait avoir d’utile et de sacré, » mais dès ses premières années, si solitaires et toutes passées dans le même jardin, « les fleurs et les pierres mêmes lui étaient comme du pain[2]… A mesure que l’on connaîtra mieux l’art de la vie, on découvrira que toutes les choses naturelles de beauté sont nécessaires : la fleur sauvage au bord de la route, aussi bien que

  1. Time and Tide, XVI, § 95.
  2. Præterita.