Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 44.djvu/847

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Que cette langueur devienne générale dans un peuple, que faiblissent les croyances qui nourrissaient ses forces et les assemblaient en un vouloir, et ce peuple aussi devient vieillard. « Presque toujours l’histoire d’une nation est celle d’un flot de lave, lumineuse, ardente à l’origine, puis alanguie, figée de plus en plus profondément, n’avançant plus enfin qu’en renversant et bousculant ses propres blocs solidifiés. » De cette mort graduelle d’une société, chaque moment vient s’inscrire, comme on l’a vu, dans ses œuvres d’art, surtout dans son architecture dont la beauté dépend exactement de la température de la vie collective. « Qu’y a-t-il de plus opprimant à l’âme qu’une architecture inanimée ? La faiblesse de l’enfant est toute chargée de promesses ; l’effort du savoir imparfait peut être beau d’énergie et de constance. Mais voir l’inertie et la rigidité glacer peu à peu la forme développée, voir l’image qui fut autrefois marquée au coin de l’idée, aplatie, émoussée par l’usage, voir la coquille ternie, sans couleur, vide de sa vie intérieure, un tel spectacle est plus mélancolique et plus humiliant que celui des destructions achevées[1]. »

C’est donc plus que de la volonté que prêche Ruskin, c’est la jeunesse elle-même, avec sa vitesse d’action et de réaction, ses souplesses, sa joie, sa danse, ses rayonnemens de foi, d’espoir, d’amour, ses puissances d’entreprise et de bonheur, la jeunesse qu’il aima comme la lumière et qui fut si longtemps la sienne. Là dans cette plénitude magnifique et cette souple harmonie des forces, est le seul bien qui compte, bien absolu puisqu’il fait la valeur de tous les autres. Non dans la possession, non pas même dans le droit conquis, réside le principe du bonheur, mais dans le sujet vivant, dans son aptitude à ce bonheur, si sa force et son équilibre sont intacts. « Toujours être valeureux de cœur, valeureux d’esprit, magnanime, c’est vraiment être grand dans la vie. Celui-là réussit dont le cœur devient plus tendre, le sang plus chaud, le cerveau plus prompt, dont l’âme entre dans la paix vivante. Les hommes qui possèdent en eux cette vie-là sont les vrais seigneurs de la terre[2]. » Ceux-là sont les forts, et ceux-là ont le droit. Voilà ce qu’entendait Carlyle quand il écrivit dans sa Révolution française sa phrase célèbre sur la Force et le Droit. Les nigauds se sont scandalisés de cette adoration de

  1. Seven Lamps of Architecture.
  2. Sesame and Lilies, § 42.