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événemens politiques sont venus à leur tour apporter un puissant appui. Le développement de notre démocratie a permis à de simples notions abstraites de devenir des forces sociales, vivantes et agissantes : les spéculations de nos philosophes ont passé dans les lois nouvelles : c’est au nom des théories, plus ou moins bien comprises, de Taine que Naquet a demandé et obtenu la législation du divorce. Au lieu de se raidir, comme n’eût pas manqué de faire l’Etat de jadis, contre les tendances nouvelles, l’Etat d’aujourd’hui les encourage, et, parfois même, les provoque. Ce n’est point parmi nos professeurs de philosophie, ni surtout parmi nos instituteurs, que la tradition trouvera ses derniers champions. Et ainsi, de proche en proche, tandis que, mal défendue parfois, attaquée de toutes parts, perdant de jour en jour des positions anciennes, la vieille règle des mœurs paraît s’effondrer sous les coups, en face d’elle se dressent mille doctrines nouvelles, sans cohésion entre elles, sans prise directe et vigoureuse sur la majorité des consciences, et qui ne se réconcilient et ne s’unissent que dans leurs négations. Anarchie dans les idées, dans les âmes et dans la conduite, voilà le spectacle que présente à l’observateur impartial une portion notable, — et croissante, — de la société française contemporaine.

Cette « crise actuelle de la morale, » Ferdinand Brunetière n’a pas été le seul, mais il a été l’un des premiers, et l’un des plus obstinés à en dénoncer la douloureuse gravité. Dès 1882, dans l’article sur Renan que nous rappelions tout à l’heure, commentant avec une approbative inquiétude le mot célèbre : « Nous vivons de l’ombre d’une ombre, du parfum d’un vase vide, » il ajoutait :


Vous êtes-vous demandé cependant d’où venait, depuis quelques années, chez tous ceux du moins qui ne bornent pas leurs soucis à l’heure présente, cette préoccupation de l’avenir de la morale ? et ces efforts multipliés, dans le désordre actuel des doctrines philosophiques, pour constituer les lois de la conduite sur des bases nouvelles ? et ces tentatives enfin, pour trouver quelque part un premier anneau où suspendre la chaîne des devoirs ? C’est que l’on sent bien, selon l’expression de M. Renan, que nous ne subsistons que d’un « reste de vertu… » Ce que les préjugés sociaux, dont il n’est peut-être pas un qui n’ait eu sa raison suffisante, ce que les traditions héréditaires, capitalisées en quelque sorte pendant des siècles dans les mêmes familles, ce que « l’étroitesse d’esprit, » puisque M. Renan a prononcé le mot, et ce que j’aimerais mieux appeler, si je n’avais pour du