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beaux génies dont puisse s’honorer la littérature universelle, et que nous appelons classiques, parce qu’ils ont eu le bonheur de produire leur œuvre au moment où la langue qu’ils parlaient, les genres où ils s’exerçaient, et le génie national qu’ils exprimaient atteignaient toute leur perfection respective. Mais cette heureuse réussite n’a duré qu’un temps. Dès le siècle suivant, la tradition a été battue en brèche par ceux-là mêmes qui auraient dû la défendre. Et peu à peu, il s’est formé en France une littérature toute nouvelle qui nous a certainement enrichis d’œuvres considérables, puissantes et neuves, mais qui, au total, nous a fait peut-être payer un peu cher les acquisitions dont elle nous a dotés. Telle est bien, semble-t-il, la philosophie de l’histoire de la littérature française qui se dégage des innombrables études fragmentaires que Brunetière a consacrées à notre passé littéraire ; et si elle est discutable, comme toutes les philosophies de l’histoire, nul ne niera qu’elle ne soit parfaitement cohérente, et qu’elle n’explique un très grand nombre de faits. J’en sais d’autres dont on ne pourrait en dire autant. Et il faut s’empresser d’ajouter que l’auteur des Études critiques a mis tant d’ardeur, d’ingéniosité, de science et de talent à la développer et à la défendre, qu’il a fini par la rendre persuasive pour un très grand nombre d’esprits. Je ne crois pas qu’à l’heure actuelle, il en est une autre qui puisse lui disputer la maîtrise des jeunes intelligences françaises.

Ce qui n’a pas peu contribué à faire le succès de ces idées, c’est que leur inventeur n’était rien moins que le « traditionaliste » figé, docile et étroit que l’on s’est parfois représenté. Ceux qui le comparaient à Gustave Planche, — ou même à Désiré Nisard, — ne l’ont sans doute jamais lu. On a dit de lui, — c’est un adversaire, — qu’ « il apparut comme un démolisseur et un iconoclaste ; » et le mot ne laisse pas de comporter une large part de vérité. Cet orthodoxe avait souvent des allures d’hérétique. Ce conservateur faisait volontiers figure de révolutionnaire. Cet apôtre du bon sens excellait à donner à la vérité la forme d’un paradoxe. Ce défenseur de la tradition prenait avec elle des libertés singulières. Il a traité les anciens, tous les anciens, même ses chers classiques du XVIIe siècle, avec autant de vivacité et d’indépendance que ses contemporains : Fénelon n’a pas eu plus à se louer de lui que Zola, et Descartes que Renan. Il avait horreur des jugemens tout faits et des vérités de