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suite dirigé son principal effort. Avec une sûreté de coup d’œil bien remarquable, il s’était rendu compte que, « aucun autre genre n’égalant le roman en faveur et, par suite, en fécondité, » le meilleur moyen qu’il y eût d’agir sur la conception générale de l’œuvre littéraire, et, partant, sur les goûts et les idées du grand public, serait de redresser, dans l’esprit des écrivains et des lecteurs, la vraie notion de l’œuvre romanesque ; et c’est à quoi il s’employa avec un succès croissant. Il est sorti de cette campagne un beau livre, le Roman naturaliste, simple « recueil d’articles, » sans doute, comme l’auteur s’en excusait dans sa Préface, mais recueil ayant bien son unité intérieure, et dont quelques chapitres, — sur Flaubert, sur George Eliot, peut-être surtout, — ne sont pas loin de valoir tout un vrai livre. Peu d’ouvrages de critique ont rencontré, auprès de ceux qui lisent, une faveur aussi marquée et aussi continue[1]. C’est qu’à vrai dire le Roman naturaliste est une date dans l’histoire de la littérature contemporaine, une date qui, en un certain sens, n’est guère moins importante que celle même de Madame Bovary. Le livre marque le moment précis où l’école, fondée par Flaubert et continuée par Zola, en pleine possession apparente de l’opinion, commence à décliner et va prochainement s’effondrer sous ses propres excès, où ses disciples s’apprêtent à devenir ses transfuges, et où le goût public enfin se détourne d’elle et déjà réclame d’autres « formules » et d’autres œuvres. Les premiers livres de Loti et de M. Paul Bourget, la publication du Roman russe allaient achever la débâcle. Quand on relit aujourd’hui, loin du bruit de la mêlée, le Roman naturaliste, on ne peut s’empêcher de songer, — la comparaison n’eût pas été pour déplaire à Brunetière, — aux Satires de Boileau, « ce vrai modèle, s’il en fut, du bon sens critique et de la probité littéraire. » C’est bien le même combat que livrent les deux critiques, au nom de la même esthétique, contre ceux qui travestissent la nature ; et tous deux frayent courageusement la voie à ceux en qui ils pressentent les maîtres de demain. Seulement, l’auteur du Roman naturaliste avait sur le vieux poète du XVIIe siècle la supériorité d’une plus vaste culture et d’un esprit plus philosophique ; et cela se sent dans son livre à l’abondance des renseignemens et des aperçus et à l’intérêt des idées générales. D’autre part, les adversaires

  1. Le Roman naturaliste était arrivé en 1905 à la 9e édition. La 1re édition est de 1882 : le livre a été refondu à deux reprises, en 1891 et 1896.