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quinze ans. Un bel hymen, en apparence, et très argenté ! L’époux, fort jeune lui-même, était un homme de finance, lignée de fermiers généraux, M. Hamelin ; amoureux d’ailleurs assez laid et Céladon grincheux. Mais il mettait aux pieds de la mignonne épouse de nombreux écus, un hôtel, un blason : Turcaret portait d’or à la rose de gueules épanouie, ingénieux et galant symbole. Hélas ! l’union mal assortie devait tourner bien vite au « mariage à la mode : » Roméo s’était montré jaloux, et Juliette, un peu bien frétillante. Durant quelques années, Monsieur avait querellé Madame dans leur triste maison de la rue Taitbout : il geignait, le pauvre homme, il grognait, tandis que dans la rue grondaient les « ça ira » des patriotes. Enfin, il avait émigré. Libre alors, au milieu d’un peuple libre, Fortunée s’était montrée, sans peur, au grand soleil de la Révolution…

Elle se montra surtout durant la bacchanale du Directoire, aux temps des chlamydes échancrées et des corsages révélateurs. Emule de Notre-Dame de Thermidor, la citoyenne Hamelin, se parant de la simple nature, devint aussi déesse et très déesse. Ce fut la merveilleuse, peut-être la moins vêtue d’entre ces nudités qui se trémoussèrent chez Barras ; ce fut encore l’une de ces « jambes de nymphe » qui, au Palais-Égalité, aux Tuileries, à Mousseaux, traînèrent à leur remorque les muscadins lorgneurs. Insensible, du reste, aux effaremens de la pruderie, se moquant des censeurs autant que des bégueules I On la blâmait, on la diffamait, on l’outrageait même : elle n’en retroussait que davantage les pans de sa tunique athénienne. Mais à singer ainsi les citoyennes Laïs, cette favorite des mirliflores se mérita bientôt le plus fâcheux renom. « Galante et intrigante, » grommelaient les moralistes, et les plaisantins ajoutaient : « Le premier polisson de France ! »

Petit et noiraud, avec un nez trop court, des lèvres charnues, des cheveux frisottans, certes, ce « polisson » ne pouvait passer pour joli ; mais il avait une gentillesse émoustillante : sa laideur même était une séduction. De ses yeux noirs, très grands et pailletés d’or, se dégageait un charme capiteux, toute une griserie sensuelle. Sa taille menue et bien cambrée, sa démarche onduleuse et provocante, la façon alanguie dont la fluette poupée aimait à danser la gavotte, causaient aux autres Eucharis de jalouses fureurs. La danse, en ces jours de Vestris et de Gardel, était un art des plus subtils ; mais nul n’en savait mieux les