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cheval et rentra dans le Château ; la périlleuse revue s’était achevée sans attentat.


Bonaparte, cependant, après une courte halte auprès de Joséphine, venait de regagner ses appartemens de réception. Déjà les généraux l’y précédant attendaient dans un premier salon : leurs aides de camp les avaient suivis. Au cours de la parade, le nombre s’était encore accru des officiers désireux de figurer dans le « cercle » consulaire. Maintenant, des fantassins, chefs de brigade ou de bataillon, des inspecteurs aux revues, des commissaires ordonnateurs, de simples médecins militaires plaquaient leurs uniformes contre les filets d’or de la boiserie. Rangés autour du salon et formant un ensemble d’éclatantes couleurs, ces panaches, ces brassards, ces épaulettes, ces dolmans, ces sabretaches appartenaient à tous les corps de l’armée française, de cette armée envahissante, épandue aujourd’hui du Zuyderzée batave aux maremmes de l’Etrurie et jusque sur les rivages de l’Adriatique… De nouveau, un profond silence. C’était l’heure des palpitans espoirs, l’instant aussi des craintes angoissantes : Bonaparte commençait le tour de « l’assemblée. »

Il s’avançait avec lenteur, regardant, observant, fouillant des yeux les rangs serrés de tous ces militaires. L’absence de certains généraux lui faisait froncer les sourcils. Certes, il apercevait plusieurs de ses fidèles, les familiers de la Malmaison, ses créatures : Soult, Davout, Bessières, Mortier, le camarade Junot, le jeune Marmont, son gendarme Savary, cet excellent Lefebvre, beaucoup d’autres encore. Mais les chefs principaux de ses armées, Masséna, Augereau, Macdonald, Lecourbe, Delmas, — où donc étaient-ils ? Pourquoi cette abstention voulue de paraître à ses réceptions ? Était-ce hargneuse jalousie, ou quelque chose de plus grave encore ? Alors, et comme toujours, sa pensée se reportait vers Moreau, — Moreau, l’ami, l’espoir, le jouet de tous les opposans- ; Moreau l’envieux, Moreau le faible et pauvre sire que deux « furies tenaient en laisse » : son « caporal de belle-mère » et son « casse-noisette d’épouse. » Comme il le détestait !… La présence d’Oudinot lui fit pourtant plaisir. Assurément, il se méfiait d’un tel sournois, gaillard sachant « manger à deux gamelles, » fréquentant chez Moreau, courtisant néanmoins Bonaparte : des « manières qui ne menaient à rien. » Il