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minutieuse des souffrances qu’ils ont endurées pendant que, sur l’ordre de leurs ennemis, les Gratico, le fer rouge de l’exécuteur les dépouillait de la vue ! Puis, succédant à ces lugubres mutilés, voici un mort, un vénérable évoque qui vient d’expirer dans l’église voisine, après une agonie dont toutes les phases nous ont été racontées ! Il est mort : mais on veut faire croire qu’il garde assez de vie pour appeler publiquement l’un des Gratico à le remplacer ; et ainsi l’on tourne et retourne son cadavre, sur la scène, jusqu’au moment où les acteurs de cette noire comédie déclarent qu’ils ont entendu sortir de ses lèvres le nom de Serge Gratico. Et maintenant, pour terminer le prologue, l’auteur nous fournit le régal, tout érotique, d’une « danse du ventre. » Une femme d’une beauté et d’une luxure prodigieuses, Basiliola Faledra, fille et sœur des aveugles, désirant séduire les persécuteurs de sa race, se met à danser, sous leurs yeux : à demi nue, les épaules baignées de ses cheveux roux, tenant une épée dans l’une de ses mains. « Les pupilles fixées obstinément sur le vainqueur Marco Gratico, elle se démène avec des éclats de rire frénétiques ; » et, tout à coup, laissant tomber l’épée, « elle s’affaisse sur le drap étendu à ses pieds ; et son rire se change en soupirs et sanglots. »

Encore ces trois « numéros » du prologue ne sont-ils rien en comparaison de la scène qui remplit presque une moitié de l’acte suivant, et qui, d’ailleurs, est certainement le « clou » du spectacle tout entier. Dans une fosse, derrière un grillage et sous la garde d’archers, une trentaine de prisonniers gémissent et hurlent pitoyablement, lorsque l’un d’eux, voyant approcher Basiliola, la supplie de vouloir bien le tuer de sa main. Longtemps la jeune femme résiste à la tentation sanguinaire qui, aussitôt, s’est emparée d’elle. Mais le prisonnier, après l’avoir suppliée, s’avise d’un autre moyen pour obtenir d’elle la faveur attendue : il l’accable, à présent, de mortelles injures, lui rappelant des crimes d’une invention monstrueuse, énumérant la série de ses incestes et de ses sacrilèges : de telle sorte que Basiliola, brusquement et inconsciemment, se laisse enfin aller à la tentation. Elle arrache un arc des mains du chef des gardes, et vise l’insulteur, avec « un rire sauvage. » Elle s’écrie : « Tiens ! voici ta prière exaucée ! Et ne sois pas atteint au cœur, mais dans ton foie aride ! — Je l’aime ! — répond le mourant, parmi ses cris de douleur. — Et ma flèche a pénétré jusqu’aux plumes ! — Ta main est sainte ! — Afin que tu aies une agonie atroce ! — Créature divine ! tout mon sang s’élance vers toi ! » Sur quoi les autres prisonniers, saisis « d’une contagion funèbre, » réclament passionnément la même faveur ; et