Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 43.djvu/922

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Préneuf. Il s’appelait Philippe-René Girault, et était, en 1800, musicien d’état-major du 5e régiment de hussards. Voici en quels termes il nous a rapporté l’épisode, dans ses Campagnes d’un musicien d’état-major pendant la République et l’Empire, récemment découvertes et publiées par M. Frédéric Masson :


J’avais appris, par un de mes pays, qu’il y avait à Augsbourg un prêtre de Poitiers[1]. Comme nous ne devions que traverser la ville, je demandai à mon colonel la permission de m’y arrêter. Il me l’accorda, avec quelque difficulté. En entrant en ville, je vis un prêtre assez mal vêtu : c’était un émigré français. Je l’arrêtai, et lui demandai s’il connaissait l’abbé Cherprennet, et s’il pouvait m’indiquer son logement : « Je le connais, me dit-il ; et si je n’étais pas obligé d’aller dire ma messe, je me mettrais de suite à votre disposition pour vous conduire auprès de lui. Indiquez-moi un endroit où je pourrai vous retrouver, et, après ma messe, j’irai vous rejoindre. » Dans la rue où nous étions se trouvait un café qui avait pour enseigne : Café des Émigrés. Je lui dis que je l’attendrais là. J’allai mettre mon cheval à l’écurie et j’entrai dans le café. Il était rempli d’émigrés et d’officiers de tout grade qui, en passant, étaient venus embrasser des parens, des amis, éloignés de France depuis bientôt dix ans. J’assistai, tout ému, à plus d’une scène touchante.

L’abbé, ayant dit sa messe, vint me chercher ; et je me dirigeai avec lui vers la pension des prêtres français, où il espérait trouver celui que je cherchais. A notre arrivée, je fus entouré de plusieurs prêtres qui pensaient avoir par moi des nouvelles de leur pays. J’appris que l’abbé Cherprennet était parti, depuis quelques jours, pour la Suisse.

Comme je voyais qu’on allait servir à dîner, je demandai si je pouvais, en payant, m’asseoir à la table, pensant que c’était une table d’hôte. On me dit que la table n’était point commune, que chacun se faisait servir suivant ses ressources, que je pouvais demander ce que je voudrais et qu’on me servirait. Je priai alors mon guide, et deux de mes interlocuteurs, de vouloir bien accepter de dîner avec moi. « Je suis, leur dis-je, un ancien serviteur de l’Église : les prêtres ont nourri mon enfance, et je serais heureux de rendre à quelques-uns les bienfaits que j’en ai reçus. » Ils acceptèrent volontiers : car la plupart de ceux qui fréquentaient cette pension faisaient maigre chère, faute de ressources. Je fis servir un bon dîner maigre, — car c’était un vendredi, — et la conversation s’engagea. Naturellement, il ne fut question que des malheurs de la Révolution et de la persécution de l’Église. Je ne pouvais pas en dire grand’chose, car, pendant toute la Terreur, j’avais été hors de France.

Pendant notre conversation, je voyais que tous les prêtres qui entraient dans la salle venaient faire un grand salut à l’un de mes convives. L’un d’eux eut à lui parler et le traita de « Monseigneur ; » j’appris, de cette manière, que je traitais un évêque, et je crus devoir m’excuser de la familiarité de mes manières avec lui ; mais il n’accepta pas mes excuses et me

  1. Philippe-René Girault lui-même, comme « croit se le rappeler » l’abbé de Préneuf, était effectivement Poitevin.