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magnifique collection de livres et d’estampes, avait profité de sa vieille passion de bibliophile pour revendre aux libraires bruxellois des ouvrages rares, qu’il découvrait sur les marchés ou dans les boutiques des petits brocanteurs. « Souvent on le voyait arriver avec un paquet sous le bras ; et le libraire savait d’avance ce que cela voulait dire. Du reste, tous les deux y trouvaient leur profit ; et si l’acheteur faisait de bonnes affaires, son partenaire n’y perdait pas non plus. » Ce galant homme, dès le début de la Révolution, s’était engagé dans l’armée des princes. Mais une blessure qu’il avait reçue, et qui lui avait ankylosé le bras gauche, l’avait bientôt forcé de renoncer à servir. Il avait, autrefois, connu Voltaire, fréquenté les philosophes, et lié avec Marmontel et l’abbé Morellet, notamment, « un commerce d’amitié qu’il espérait bien reprendre par la suite. » L’excellent abbé de Préneuf, tout en ne nous cachant point la vive sympathie qu’il lui inspirait, le soupçonne d’avoir continué jusqu’au bout à subir l’influence des « néfastes doctrines » de ses anciens amis. « Non qu’il fût, extérieurement, irréligieux : mais on sentait parfois, dans des traits ou des remarques qui lui échappaient, un esprit dégagé, comme on disait alors, des vieux préjugés, et trop enclin à se moquer de certaines pratiques que messieurs nos philosophes avaient remplacées par la raison libre, adaptée surtout à leurs convenances matérielles. »


C’est encore à Bruxelles que notre abbé a rencontré un confrère du diocèse de Paris, l’abbé L…, qui lui a raconté la manière vraiment miraculeuse dont, enfermé à la Force le 2 septembre 1792, il avait été sauvé du couteau des massacreurs. La relation qu’il nous fait de cette aventure tragique est malheureusement trop longue pour que nous puissions la transcrire ici : mais il faut, au moins, que nous essayions de la résumer.

L’abbé L… se trouvait donc à la Force, le soir du 2 septembre, en compagnie de deux autres prêtres. Du « réduit infect » où on les avait jetés, ils entendaient, depuis le matin, les appels des guichetiers, et « les hurlemens des monstres qui traînaient, dans les couloirs, leurs piques et leurs sabres, en conduisant les prisonniers au supplice. » Résignés à mourir et attendant leur tour, les trois prêtres priaient en commun lorsque des hommes tout ensanglantés vinrent les prendre et, les poussant violemment dans le corridor, leur intimèrent l’ordre de les