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subordonnent les uns aux autres et d’où l’ensemble se raccorde à mes acquisitions précédentes. » On peut, sans craindre de se tromper, appliquer cette confidence à toutes les formes de son activité. Cette Lorraine, à laquelle il revient toujours, c’est le « point de vue, » la terrasse où ses diverses expériences s’ordonnent, et où, volontairement, par devoir et par plaisir, il se limite lui-même.

Je ne veux pas prétendre qu’il ait atteint du premier coup et sans effort à cet équilibre. Classique un peu malgré lui, nous l’avons vu, il fait parfois d’étranges détours pour revenir à la tradition. Mais c’est là, précisément, ce qui assure l’originalité et détermine l’importance de son œuvre. Moins hésitant, moins partagé, moins sensible aux séductions de l’une et de l’autre cause, il ne nous intéresserait pas autant, et son exemple nous serait moins profitable. Lui-même, d’ailleurs, il décrit et chante, sur le modèle des stances de Polyeucte et du Cid, les oscillations de son âme ainsi combattue. Je ne vois pas de livre de lui où on ne rencontre quelqu’un de ces soliloques, de ces examens de conscience lyriques dans lesquels il se complaît, et qui nous permettent de suivre si exactement le rythme de sa pensée et de sa sensibilité. Rythme à trois temps qui scande d’abord les « extases » puis les « dépressions » de cette frémissante et clairvoyante nature et qui se repose enfin dans une modération courageuse.

Oubli de soi ou révolte consciente contre ses propres limites, on se porte d’abord violemment vers le monde extérieur, dans un élan d’enthousiasme et de conquête ; puis bientôt, averti par le sourire ironique et déçu du guetteur intime que rien ne peut endormir, on se replie découragé sur soi-même et on se délecte amèrement à contempler sa propre impuissance ; enfin on se reprend, on accepte la médiocrité de tout ce qui est humain, et on se résigne à orner de son mieux une invincible misère.

Nous pourrions montrer par le menu avec quelle docilité le style de M. Barrès se prête aux pulsations de ce rythme ; mais il faudrait plus de quelques pages pour suivre dans ses métamorphoses cette langue tantôt « chétive » et lucide comme la vive prose de Voltaire, tantôt lourde et chaude de volupté, ici nonchalante et paisible, là, soudain, frémissante d’énergie, cette phrase « si molle et si forte, » d’une contagion si troublante et d’un relief si vigoureux. Il y a là le je ne sais quoi, le rayon, la marque des maîtres, la beauté insaisissable qui ne se mesure qu’au plaisir qu’elle donne et qui échappe à toute définition.