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dernière œuvre n’est que la transposition romantique de l’autre. Poussez Philippe au monstre, au maniaque, tuez en lui le bon sens, l’humour, la simple et vulgaire pitié, vous aurez Delrio. Faites de Bérénice une vraie malade, et vous aurez la Pia. Mêmes personnages et même intrigue, mais sur une note plus aiguë.


Si j’ai tant aimé ma petite amie, — disait Philippe en parlant de Bérénice, — c’est qu’elle était pour moi une chose d’amertume. Mon inclination ne sera jamais sincère qu’envers ceux de qui la beauté fut humiliée : souvenirs décriés, enfans froissés, sentimens offensés.


Voilà qui est bien, ou du moins voilà qui peut indifféremment servir de prétexte à une fade romance ou à une œuvre charmante. Mais que l’auteur prenne garde. Il touche ici à l’extrême limite de sa propre sensibilité. S’il passe cette limite, s’il isole le sentiment qui a dicté le Jardin de Bérénice, si, au lieu d’une douceur légère, il tâche d’en faire une volupté, et pour cela le force dans une sorte de serre tropicale, il aboutira forcément à quelque fantaisie capiteuse dans le goût de Un amateur d’âmes, et se débattra dans l’artificiel, le pervers et le faux.

On ne nous dit plus, en effet, avec le poète :


Aimez ce que jamais on ne verra deux fois,


mais on nous invite à aimer sur le visage de celle qui ne sera plus demain les signes trop réels de la mort qui vient, et déjà la mort elle-même :


Une merveille qui est en train de disparaître, voilà le trait qui complique de fièvre toute volupté. Être périssable, c’est la qualité exquise… Il n’est point d’intensité véritable où ne se mêle l’idée de la mort.


Ainsi encore dans cette étonnante Mort de Venise qui appartient à la même veine que Du sang, de la volupté et de la mort :


La puissance de cette ville sur les rêveurs, c’est que dans ses canaux livides, des murailles byzantines, sarrasines, lombardes, gothiques, romanes, voire rococo, toutes trempées de mousse, atteignent sous l’action du soleil, de la pluie et de l’orage le tournant équivoque où, plus abondantes de grâce artistique, elles commencent leur décomposition. Il en va ainsi des roses et des fleurs du magnolia qui n’offrent jamais d’odeur plus enivrante, ni de coloration plus forte qu’à l’instant où la mort y projette ses secrètes fusées et nous propose ses vertiges.