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Je n’ai pu qu’indiquer, par des traits rapides, le contraste que nous offrent les œuvres de jeunesse de M. Barrès et la double image qu’il nous a jusqu’ici tracée de lui-même : d’une part, le Barrès théoricien d’un individualisme exaspéré ; de l’autre, le Barrès artiste qui accepte d’instinct et sans révolte les limites de sa propre nature. Aussi bien que la première trilogie, L’ennemi des lois, qui suit immédiatement le Jardin de Bérénice, atténue et redresse par une sagesse, une mesure et un goût classiques, les désordres d’une pensée romantique. Mais soudain, ce bel équilibre chancelle. Les deux Barrès en viennent aux mains. Le théoricien veut avoir raison de l’artiste et le soumettre au fastueux programme qui, jusque-là, bien que proclamé sans relâche, était presque resté une lettre morte. Du sang, de la volupté et de la mort, ce livre dont le titre même sonne comme une déclaration de guerre, rend magnifiquement témoignage au plus violent effort que M. Barrès ait jamais tenté pour sortir de soi et se transformer en reniant sa Lorraine.

Pour bien saisir l’inspiration de ce livre, nous devons nous rappeler la détresse de l’Homme libre après ses rigoureux exercices d’exaltation et d’analyse. Il s’était dit qu’ « il faut sentir le plus possible en analysant le plus possible, » et il n’avait pas pris garde qu’il est beaucoup plus facile à un Barrès d’analyser que de sentir. Un homme libre, au besoin, en ferait foi. Que faire donc après ces expériences décourageantes ? Se soumettre à n’avoir qu’une sensibilité moyenne, celle de tout le monde, renoncer à jamais « produire un romanesque qui contracte et déchire le cœur ? » A Dieu ne plaise ! Il faut plutôt recommencer la tentative avortée, se créer de toutes pièces une sensibilité nouvelle, tâcher de s’approprier les plus violentes, façons de sentir et se déchirer les nerfs à force de les tendre vers les merveilleux frissons que nos poètes nous ont promis. Voilà précisément ce que M. Barrès a voulu faire dans Du sang, de la volupté et de la mort, et cet exercice romantique est conduit avec une telle méthode, voulu avec tant d’acharnement, secondé par une toile richesse d’imagination, que plusieurs ont cru y voir le chef-d’œuvre de M. Barrès.

Il y a loin du Jardin de Bérénice à Un amateur d’âmes, — le conte morbide et cruel qui ouvre le livre, — et cependant cette