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des éternels métiers humains, — poussait en sifflant son rabot, et le soir fumait sa pipe au seuil de sa porte devant son pommier et le silence de son petit champ ? Et comment jugerons-nous le patron de ce commis-là, — millionnaire dont la vieillesse s’épuise à combiner des opérations de Bourse ou de commerce pour voir monter son tas de millions, cependant que lui-même décline vers la mort ?

Mais l’erreur de l’individu, c’est l’erreur collective, anonyme, qu’entretiennent les suggestions mutuelles. Elle aussi, la nation veut arriver. Depuis Adam Smith on le lui répète : il n’est qu’un bien pour un peuple : l’accumulation de l’or, et peu importe que la vie s’y sacrifie ! Le progrès, c’est l’usine où des enfans de dix ans travaillent douze heures par jour ; c’est la mine de charbon où des jeunes filles traînent des chariots au fond d’une galerie, à quatre pattes, demi-nues, une chaîne de fer entre les jambes[1] ; c’est tout ce mécanique et criminel travail spécialisé qui produit les filés de Manchester, le métal de Birmingham, les quincailleries de Sheffield, mais qui dégrade les corps en stupéfiant et flétrissant les âmes. Et vers quoi nous achemine ce progrès ? Y a-t-il plus de rire et de repos sur la terre depuis que les villes sont éclairées au gaz et que l’on va en dix heures de Londres à Edimbourg ? Il n’y a ni plus de rire, ni plus de repos, mais plus de larmes et de fièvre, plus de concurrence et de guerre entre les individus comme entre les nations pour la possession des matières premières, des marchés et de ces valeurs de toute espèce qui ne sont pas, qui ne font pas notre valeur. Un seul progrès est indéniable, celui de la maladie nerveuse ou de la phtisie, de la criminalité, du vice, de l’alcoolisme et du spleen, celui qui se manifeste par les cabarets, prisons, asiles, hôpitaux multipliés, par la crasse et l’ordure des faubourgs des grandes villes manufacturières, par les sombres rangées de logis plus semblables que des tombes, aussi funèbres sous le ciel anglais, dans la brume jaune ou pénétrée de suie. Jamais la vie ne fut anxieuse et triste à ce point en Angleterre, ni le décor de la vie si noir, sordide et, pour tout dire, hostile à la vie, suggestif de suicide, poussant l’homme à chercher l’oubli de lui-même dans l’alcool, dans la maladive exaltation religieuse, dans la mortelle monotonie du labeur automatique.

  1. Engel, The Condition of the working class in England in 1844, cité par Cazamian : Le Roman social en Angleterre.