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croisade et la conquête, deux piliers antiques de granit, portant haut le lion de Saint-Marc et la statue de Saint-Théodore ? Quel art sincère, sérieux, profond, dévoué à Dieu, a sculpté ces tombes du XIVe siècle, ces statues sévères d’évêques et de doges, ces mains jointes pour la prière, ces paupières closes, ces profils rigoureux et simples, tant de figures où s’attestent la hauteur et la gravité des âmes, leur énergie et leur fidélité au devoir ? Quelle invention nourrie d’enthousiasme et de piété a couvert les murs de marbres polychromes, a prodigué pour les colonnes le jaspe, l’albâtre et le porphyre, et pour les chapiteaux, sculpté la pierre profonde en richesse de palmes, de raisins et de grenades, de roses et de lys, d’oiseaux et de quadrupèdes, en profusion de figures symboliques dont chacune contient un sens civique ou religieux, — rêvé tant d’architectures de rythme vivant, de couleur ardente comme la flamme, d’architectures diverses où le pilier grec et l’arche romaine s’unissent à l’ogive arabe, « la force de Japhet à la spiritualité de Sem, » — rêvé surtout cette fabuleuse basilique de Saint-Marc, cette confuse et radieuse vision, nuancée comme l’arc-en-ciel, qui monte en monceau de perles et d’opales, d’or et de saphirs, mais où l’œil reconnaît des harmonies riches et subtiles, des cadences et des balancemens de musique, et, peu à peu, dans une innombrable floraison de signes mystiques, des figures d’anges, toutes les images du ciel et de la terre, des travaux humains, une chaîne infiniment diverse de langage et de vie ?

Notre Philippe de Commynes la vit, cette Venise, vers le temps où sa force en même temps que sa splendeur commençaient à baisser. Et pourtant, comme Ruskin, dans la même page où il décrit sa beauté, il loue sa sagesse et sa religion :


Chascun me feit asseoir au meillieu de ces deux ambassadeurs qui est l’honneur d’Italie que d’estre au meillieu, et me menèrent au long de la grant rue, qu’ils appellent le Canal Grant, et est bien large. Les galles y passent à travers, et y ay veu navires de quatre cens tonneaux, ou plus, près des maisons : et est la plus belle rue que je croy qui soit en tout le monde, et la mieulx maisonnée, et va le long de la ville. Les maisons sont fort grandes et haultes, et de bonne pierre, et les anciennes toutes painctes ; les aultres faictes depuis cent ans : toutes ont le devant de marbre blanc, qui leur vient d’Istrie, à cent mils de là, et encore maincte grant pièce de porphire et de sarpentine sur le devant… C’est la plus triumphante cité que j’aye jamais veue et qui plus faict d’honneur à ambassadeurs et estrangiers, et qui plus saigement se gouverne, et où le service de Dieu est le plus