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émanant d’hommes qui, pour être de bonne volonté, n’en ignoraient pas moins tout des peuples et des terres que les ouvriers de la première heure s’occupaient de convertir à la Foi.

Seuls ces esprits intolérans et férus d’une religiosité rationaliste, — pour demeurer dans la réserve des mots, — qui voient, à domicile, s’agiter dans leurs rêves « le spectre clérical des Colonies, » se refuseront à reconnaître la somme d’abnégation dont témoignent chaque jour ces obscurs religieux de qui l’existence, réduite à l’indispensable, s’écoule dans l’exil, le travail et les quotidiennes privations. Pour juger sainement des missionnaires, il faut avoir mené la vie du voyageur ou du soldat. Et c’est pourquoi, peut-être, les uns comme les autres s’entendent toujours dans leurs rencontres en terre étrangère, si dissemblables que puissent être leurs croyances, leurs aspirations et leur conception de la vie…

… La grosse pluie, dont le ciel, moins inexorable que tous ces jours passés, nous a favorisés cette nuit, rend la température supportable. A huit heures du matin, nous n’avons que vingt-neuf degrés à l’ombre. La montée est aussi moins rude, quoique l’accès du Chandraja Dourgan ne se recommande point par une extraordinaire facilité. L’interminable escalier, à larges degrés inégaux et qui naissent du mur même de l’enceinte, se perd à tout instant dans les accidens de la roche, et le granit poli est sans sûreté pour le pied chaussé de souliers ferrés. A un tournant, des vaches étiques débouchent, comme celles du rêve d’Egypte, et l’on ne conserve sa place sur le palier glissant qu’au prix d’une active énergie. Par deux, par trois, les zébus errans, à robe livide, se précipitent, déboulent avec une pluie de cailloux jusqu’au fossé dont le fond, boueux hier, déjà sec aujourd’hui, leur donnera un peu de fraîcheur. Le pâtre sautille à leur suite, pareil à un spectre des temples ruinés. Dans cet insecte de la rocaille, dont on ne sait s’il est brun ou couvert de terre, la pauvreté de la nature s’est retirée tout entière. Les os percent la peau lépreuse, et la tignasse en broussaille se hérisse en tous sens, tel le chevelu des racines à découvert sous mes pas. Le haillon qui le couvre théoriquement a la même couleur que cet Hindou misérable, et son bâton à demi écorcé paraît continuer sa personne gercée, hirsute, bonne image de la famine qui ronge bêtes et gens du Carnate. Qu’il demeure immobile, à petite distance, et dans le palpitement de l’air embrasé où