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littéraire sans concessions ni marchandages. Nous le devons enfin à la rare valeur de son œuvre, si anglaise tout ensemble et si humaine. Nous ne risquons de perdre ni notre temps ni notre peine en essayant d’éclairer une figure qui, avec celles de MM. Thomas Hardy, Rudyard Kipling et Swinburne, domine les lettres anglaises contemporaines.


I

La première condition, si l’on veut comprendre ou seulement lire les romans de M. George Meredith, c’est d’oublier tout ce que nous avons accoutumé d’attendre d’un roman, tout ce que nous avons l’habitude d’y trouver. Pour divers qu’ils soient, depuis la Princesse de Clèves jusqu’à Pêcheur d’Islande, prenez-les tous, ceux de Balzac comme ceux de George Sand, et ceux d’Octave Feuillet comme ceux de Flaubert, la romantique Notre-Dame de Paris et la réaliste Madame Bovary, les analyses de M. Paul Bourget, les impressions de M. Pierre Loti : il y a toujours une action qui marche à un dénouement à travers des péripéties ; des personnages qui participent à cette action et y manifestent leur caractère. Ils sont écrits dans une langue qui s’adresse à tous et dont l’idéal n’est nullement de se faire déchiffrer comme un palimpseste ou interpréter comme un texte métaphysique. Un roman français est écrit pour être lu, non pour être médité, commenté, annoté. Avec toutes les différences qu’entraîne le génie des peuples, les grands romans étrangers ressemblent en cela aux nôtres. Tess d’Urbervilles ou Jude l’Obscur de M. Thomas Hardy, Résurrection de Tolstoï, La Garde au Rhin de Clara Viebig, Jérusalem de Selma Lagerlöf, ces chefs-d’œuvre qui expriment si profondément la vie et l’âme de leurs pays d’origine, ne nous sont pas moins accessibles que les productions nationales ; et l’imprévu des mœurs ou l’inconnu des âmes n’y fait que relever d’une pointe de surprise ou de curiosité l’émotion de nos cœurs.

M. Meredith a tenu et gagné la gageure d’être un grand romancier en dehors de cette tradition incontestée et universelle. Il a pratiqué à sa manière le « splendide isolement » qui fut un temps la devise politique de sa patrie. Une telle attitude n’eût peut-être pas été possible ailleurs que dans cette Angleterre si exceptionnellement complaisante à l’individualisme. La force