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critérium pour l’histoire de la société ; j’en avais et j’en ai d’autres pour l’histoire de l’art et de la science. Il y a une mesure pour évaluer les philosophes, les savans, une mesure différente pour évaluer les écrivains, les poètes, les peintres, les artistes. Il y a une troisième mesure pour évaluer les politiques et tous les hommes d’action pratique : l’homme qu’on examine a-t-il voulu et su diminuer, ou du moins ne pas augmenter, la somme totale, actuelle et future, de la souffrance humaine ? A mon gré, telle est à son endroit, la question fondamentale : c’est ce que j’ai fait pour l’Ancien Régime dans le chapitre du Peuple, et pour la Révolution dans le chapitre des Gouvernés. Je vous dis cela, parce que vous êtes du métier et un maître ; je ne dirai jamais cela au public ; la sensibilité affichée est ma bête noire ; comme nous le disait le pauvre Gautier, « il ne faut jamais geindre, » au moins tout haut et devant des lecteurs.


Je ne sais si Taine eût écrit ces lignes à l’époque de l’Histoire de la littérature anglaise, et je n’examine pas si, dans les Origines, il n’aurait pas appliqué ce secret critérium avec quelque excès d’intransigeance. Mais il eût été regrettable qu’à défaut de lui, personne, en son nom, n’eût jamais dit cela au public.


On se rappelle, dans les Philosophes classiques, les pages pleines d’humour et de verve où le jeune écrivain, recomposant par la pensée les circonstances que l’imprévoyante « Nature » avait imposées aux coryphées de l’éclectisme, imaginait pour eux une destinée plus conforme à leurs besoins et à leur talent. Il y aurait quelque impertinence à essayer de faire pour Taine ce qu’il a si spirituellement fait lui-même pour Cousin et pour Jouffroy. Et cependant, quand on vient de fermer le dernier volume de la Correspondance, il y a une pensée qui s’est présentée à plus d’une reprise au cours de la lecture, et qui finit par s’imposer à l’esprit avec une force d’obsession peu commune. On vient d’assister à la genèse d’une œuvre singulièrement puissante et variée, à l’éclosion et à l’épanouissement d’une pensée vigoureuse, hardie, riche et subtile entre toutes ; on a vu se dérouler devant soi une vie très noblement usée et très activement remplie ; en un mot, on s’est donné le spectacle vivant, et passionnant pour un « amateur d’âmes, » d’une haute, originale et complexe personnalité, comme il en apparaît deux ou trois, tout au plus, dans une même génération littéraire. Et l’on se demande ce qu’il serait advenu de cette individualité si rare dans des circonstances de vie et de milieu toutes différentes. Supposons par exemple que Taine eût vécu dans des temps moins