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bienveillant : on ne lui connaît pas d’ennemis. Il commençait à avoir bien en main les affaires du Commerce : c’est pourquoi on l’a envoyé à l’Instruction publique. N’est-ce pas une chose merveilleuse que l’universalité d’aptitudes de nos hommes politiques, et la facilité avec laquelle on les fait voyager d’un ministère à un autre ? M. Doumergue a été autrefois ministre des Colonies. Il est passé depuis au Commerce. Le voilà maintenant à l’Instruction publique. Il est bon à tout. Cela doit augmenter encore la surprise qu’éprouve M. Cruppi de n’avoir pas été jugé bon pour la Justice. Peut-être l’était-il, mais on lui a préféré M. Briand. Ce choix n’était pas attendu. Il est bien vrai que M. Briand est avocat, mais tout le monde l’est, et M. Briand ne l’est pas spécialement. Il n’a jamais fait figure de jurisconsulte. S’il a réfléchi à la réforme judiciaire, il n’a jamais, comme M. Cruppi, fait part au public du résultat de ses méditations. Nous voulons bien croire qu’à la manière de M. Doumergue et de tant d’autres, il possède ce que Gil Blas appelait l’outil universel. Toutefois, comme rien ne le désignait à la succession de M. Guyot-Dessaigne, le choix qui a été fait de lui pour ces fonctions, en ce moment très lourdes, est le trait le plus suggestif des mutations ministérielles d’hier. M. Briand est un homme trop important pour qu’on l’ait ainsi déplacé sans une intention déterminée ; mais si cette intention est très claire dans l’esprit de M. Clemenceau, elle l’est beaucoup moins dans celui des simples spectateurs comme nous. Pourquoi M, Briand devient-il ministre de la Justice ? qu’attend-on de lui ? que prépare-t-il ? Nous savons bien quelques-uns des projets qu’on lui prête, mais il serait peut-être injuste de les lui attribuer réellement. Certains journaux ont annoncé le prochain dépôt d’un projet de loi qui, tout en maintenant aux juges l’inamovibilité de leur fonction, leur enlèverait celle de leur siège. Eh quoi ! la République existe aujourd’hui depuis trente-sept ans. Elle a déjà suspendu une fois l’inamovibilité des juges, et c’est un mauvais souvenir qui pèse sur son histoire. Depuis lors, la magistrature a été renouvelée presque de fond en comble, au moyen de choix qui ont tous été faits par des ministres républicains. Voilà dix ans que le parti radical-socialiste est au pouvoir, et il a imprimé sa marque propre sur la magistrature comme sur toutes les autres parties de l’administration publique. N’y a-t-il pas là des garanties suffisantes, même pour les plus difficiles ? Alors, on sera amené à se demander si une magistrature quelconque est compatible avec la République telle que nous la pratiquons, comme on se le demande, hélas ! au sujet de l’armée. Mais ce sont là des questions redoutables. Bien