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dit-on ; le clergé musulman libre ne nous servira plus du tout et pourra même devenir, les circonstances aidant, un foyer de mécontentement. En aucun pays et en aucun temps, le lien d’argent n’est un lion sans force.

Officiellement, désormais, la vie religieuse des musulmans est, pour le gouvernement général, un domaine fermé, une terre inconnue. Or, la vie religieuse, pour un musulman, c’est toute la vie : tous ses actes sont prévus et réglés par le Coran ; il ne se contente pas de mettre de la religion dans sa vie, il met sa vie dans la religion. Séparer l’Eglise de l’Etat est une opération qu’un Arabe ne saurait comprendre, puisqu’il n’y a pas d’Eglise musulmane et que toute la vie sociale, toutes les fonctions qui, chez nous, sont des fonctions de l’Etat, sont, en pays d’Islam, des actes religieux[1]. Séparation de l’Eglise et de l’Etat sera donc, pour l’Arabe, un mot vide de sens, vide au moins du sens que nous y mettons. La suppression du traitement de quelques muftis ne réalise pas, à ses yeux, la séparation telle que nous l’entendons ; l’une des fonctions religieuses les plus essentielles est, pour les musulmans, celle du cadi, du juge ; nous ne supprimons pas les juges, pas plus que nous ne supprimons les professeurs, les imans ou les muezzins. Mais l’indigène d’Algérie, dans ce qu’il comprendra de la séparation, — et il ne manquera pas d’interprètes sans bienveillance pour lui en expliquer le sens et l’esprit, — y verra un acte hostile à toute religion ; il saura que la séparation est une mesure spoliatrice du catholicisme, une rupture entre l’Etat français et la religion traditionnelle et nationale de la France.

S’il parvient à se représenter ce qu’expriment les premiers mots de la loi qui vient d’être promulguée : « la République ne reconnaît aucun culte, » ils lui apparaîtront comme le plus monstrueux blasphème que jamais hommes aient proféré ; il y verra un attentat aux droits de Dieu digne d’attirer sur la nation sacrilège la prochaine échéance des châtimens d’en haut. Son mépris pour les Français en sera grandi, et son impatience de vivre sous le joug des hommes qui ne prient pas, des « chiens. » Le « chien, » dans la bouche de l’indigène, c’est l’homme qui n’invoque pas Dieu : s’il applique aux chrétiens cette suprême injure, c’est parce qu’il les croit infidèles à leur foi, infidèles à

  1. Voyez, pour tout ce qui regarde la vie religieuse des indigènes : Edmond Doutté : l’Imam Algérien, Alger, Giralt, 1900.