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déconforts esthétiques dont Delacroix disait : « Il y a des lignes qui sont des monstres ! » mais pas plus que nous ne trouvons beaux, malgré notre accoutumance, ces monstres quasi centenaires et familiers, les années ne nous feront trouver à la machine moderne la moindre apparence de beauté.

Et pourquoi ? Pourquoi, quand tant de machines surannées : le moulin à vent ou à eau, le rouet, le navire à voiles, étaient une bénédiction dans un paysage ou sur un seuil, les machines modernes sont-elles si laides ? À cela, les philosophes proposent deux explications. C’est, dit Sully Prudhomme, qu’elles ne révèlent pas leurs « moteurs » et qu’elles ne représentent plus aux yeux, ni même ne signifient clairement à notre esprit, la force qui les anime : le vent pour le moulin ou le navire, la main de l’homme pour d’autres machines anciennes ou d’anciens outils. À quoi d’autres philosophes, comme Guyau, répondent que les machines les plus « représentatives de leur moteur » ne sont pas nécessairement les plus belles, car elles sont embarrassées de mille rouages saugrenus ; et il semble bien que l’aspect des premiers engins exposés dans la « rétrospective » de l’automobile leur donne raison.

Mais, comme il arrive le plus souvent en matière de discussion esthétique, les uns et les autres ne parlent pas précisément de la même chose. Sully Prudhomme, quand il compare les anciennes machines aux nouvelles, entend parler des anciennes machines à moteur naturel : un élément de la nature ou la main de l’homme, et, en disant que plus la machine les rappelle ou les représente, et plus elle est belle, il a rigoureusement raison. Quand Guyau lui répond que les anciennes machines ne valent pas esthétiquement les nouvelles et que chaque progrès, qui se fait dans leur mécanisme, en les faisant ressembler davantage à un être qui se meut de lui-même, ajoute à sa beauté, il entend parler des machines à moteur artificiel ; vapeur, électricité, et dans ces limites, il a aussi rigoureusement raison. Mais sa comparaison ne vaut qu’entre les machines modernes. Entre celles-ci et les anciennes, la comparaison de Sully Prudhomme garde toute sa force, et le grand trait qui les sépare est bien que les modernes ne sont pas « représentatives de leur moteur, » tandis que les anciennes l’étaient. Si donc on trouve le vieux moulin de Constable, le bateau à voiles de Turner, le métier à tisser du Pinturicchio, le rouet et le dévidoir de Chardin plus gracieux que les engins modernes, — et c’est là l’opinion de tout