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et tel autre : « J’aime la Vénus de Milo, » ou : « J’aime la solitude, » ou : « J’aime Molière, » faut-il conclure que voici partout exprimé un sentiment de même nature que celui de Tristan pour Yseult ? Ou ne faut-il pas dire que les esthéticiens ont singulièrement abusé de la pauvreté du vocabulaire sentimental pour voir de la beauté là où nous ne ressentons que l’utilité, l’ingéniosité, l’intelligence, et pour conclure à l’analogie profonde des choses en partant d’un simple jeu de mots ? Si l’on veut bien considérer, non plus l’emploi abusif des synonymes, mais ce qu’ils veulent dire, on trouvera que la distance entre nos impressions devant une belle statue et une « belle » machine est telle, qu’on ne peut non seulement pas les confondre, mais même point les rapprocher.

Mais il y a quelque chose de plus. Il ne suffit pas de dire que l’ingénieur et le passant, quand ils parlent de la « beauté » d’une machine, n’entendent pas ce mot de beauté dans le même sens. Il faut dire aussi qu’ils n’entendent point dans le même sens le mot machine ou du moins que, dans la machine, ils n’envisagent pas le même point. Quand le savant parle d’une belle machine, il pense à son moteur intime et caché. Et nous, nous pensons à sa forme générale et visible. Il pense à l’exactitude et à l’économie de son agencement intérieur, à l’art avec lequel ses organes intimes et profonds ont été conçus et ajustés, de manière à ne pas peiner, à ne pas frotter, à ne pas se coincer, à l’élégante solution qu’ont reçue les problèmes : — toutes choses qui ne se voient pas, car la machine les dissimule en son for intérieur, mais dont la description technique suffit à donner une idée complète, sans que le sens de la vue soit intéressé. Quand nous disons qu’une machine est belle, c’est d’un tout autre aspect que nous parlons : c’est de sa forme extérieure, de son galbe apparent, des plans de sa surface et des silhouettes de son profil, — toutes choses dont, au contraire des premières, la description, si habile qu’elle soit, ne peut donner qu’une idée vague, tandis que la vue nous en révèle, d’un seul coup, la beauté. Dans le premier cas, ce qu’on appelle « beau » est ce qu’on ne voit pas, et ce dont un initié peut se faire l’idée la plus juste sans le voir. Dans le second, c’est ce qu’on voit sans initiation aucune, mais ce qu’on ne peut ressentir sans l’avoir vu. Dans un exemple, c’est, par l’intermédiaire de l’intelligence, une impression et une joie toutes rationnelles que nous