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merveilleux instinct dramatique et il n’a peut-être jamais dessiné un caractère d’une main à la fois plus hardie et plus sûre, ni donné des preuves plus éclatantes de ses dons scéniques. Considérée dans son ensemble, la pièce est construite au mépris de ces innombrables petites recettes dont le respect exagéré et puéril a fini par amener la décadence actuelle de notre théâtre. Shakspeare a découpé son drame dans la chronique et suivi les faits pas à pas, en leur donnant une cohésion, un enchaînement logique qu’ils n’ont point dans la réalité. De sorte que quatorze années de la vie du héros et de l’existence nationale défilent devant nous au galop comme les heures tumultueuses d’une journée remplie d’émotions. La division des actes est purement arbitraire et sans importance, la pièce n’a d’autre progrès que celui des événemens qui se pressent et se succèdent, d’autre unité que la personnalité morale de Richard, d’autre dénouement que sa mort. C’est à lui que tiennent tous les fils de l’intrigue et, quand Richard tombe, la pièce est finie. En revanche, chaque scène a un sens, un but, une progression parfaitement déterminés, et plus d’une pourrait être offerte comme modèle de la « scène bien faite, » qui modifie et, quelquefois, retourne, de fond en comble, une situation. Tantôt c’est un changement soudain, un coup de foudre : ainsi la séance du conseil, d’abord gaie et familière, puis tragique et qui se termine par l’assaut imprévu donné à lord Hastings par Richard. Ou bien, c’est une lente et graduelle métamorphose, une âme qui change d’état devant nous, le mystérieux passage de la haine à l’amour : ainsi la belle scène où Anne Warwick, après avoir maudit dans les termes les plus passionnés le meurtrier de son père et de son mari, en présence du cadavre d’Henry VI, également mis à mort par Richard, se laisse persuader qu’il n’a commis tous ces crimes que pour se rapprocher d’elle. Cette scène étonnante, Shakspeare l’a recommencée vers la fin de la même pièce, lorsque Richard, dans un tête-à-tête avec la reine Elisabeth, veut obtenir d’elle la main de sa fille, sans même se défendre d’avoir fait mourir ses deux fils. Mais, si habilement qu’elle soit menée, cette seconde scène est loin de valoir la première, parce qu’on ne séduit pas par procuration.

Mais je ne veux pas me laisser aller à une discussion littéraire des beautés et des faiblesses de ce drame qui prête si manifestement à l’admiration et à la critique. Je ne prétends en